Les Affranchis (Martin Scorsese, 1990) (Goodfellas)

La mafia fait peser sur ses membres une dette illimitée, qu’elle compense par la promesse d’une jouissance gratuite, sans limite

J’écris l’année où Donald Trump, connu pour sa méthode transactionnelle, revient au pouvoir (janvier 2025), et je vois ce film qui décrit le fonctionnement de la mafia, un groupe d’hommes réunis, eux aussi, dans une relation exclusivement transactionnelle – car c’est cela, la mafia, une fraternité (ou pseudo fraternité) où des hommes (pas des femmes) vivent ensemble, se procurent ensemble de l’argent et le dépensent ensemble, s’appuient les uns sur les autres pour réussir leurs coups, mais ne conservent un semblant d’unité que si chacun y a intérêt. Les Affranchis (WiseGuys dans le vocabulaire d’époque repris dans le récit de Nicolas Pileggi sur lequel le film est basé1) reconnaissent certaines lois (ne jamais balancer un complice, fermer sa gueule2) qu’on traduit en français par omerta, mais leur véritable règle de comportement est plus brutale : Tant que tu me sers à quelque chose, je suis ton frère, mais si tu ne me sers à rien, alors tu ne vaux plus rien. C’est un type de fraternité temporaire dans laquelle chacun instrumentalise l’autre et lui reste fidèle tant qu’il peut en tirer avantage. La pire caractéristique de cette réciprocité continue, toujours réitérée (pas vraiment révélée au départ) c’est qu’on croit pouvoir en sortir si on respecte les règles, mais qu’une règle fondamentale, au-dessus de toutes les autres, dit qu’on n’en sort jamais. Si on la respecte, alors on est protégé, soi-même, sa famille, ses enfants, mais si on la suspend, alors la sanction est radicale, c’est la peine de mort. Il suffit de peu de chose pour que ça dérape, un vague serment oublié, une erreur, un geste qui affaiblit ou déshonore un concurrent. Alors la confiance s’effondre, et le véritable élément qui unit l’ensemble, la violence, se manifeste dans toute sa brutalité. Cela vaut pour les marginaux qui croient bénéficier provisoirement du système et aussi pour les éléments centraux qui y sont par héritage ou atavisme, les Siciliens d’origine. En-dehors des compensations monétaires, il n’y a jamais aucune compassion, aucune empathie, aucune pitié. Tout le monde est en dette vis-à-vis de tout le monde, les dettes s’accumulent, toujours plus, selon le principe du racket, jusqu’au moment où quelque chose cloche et tout s’écroule comme un édifice de Ponzi3. Entre-temps, la dette étant quasiment infinie, personne ne peut s’en acquitter. Tout ce qui est étranger aux engagements réciproques doit être écarté, et seule la mort (physique ou sociale) est à la hauteur du châtiment encouru.

Les mafieux multiplient les représentations codées de l’amitié, mais plus elle est affirmée, plus elle est déniée. La plus grande solidarité dans le crime coexiste avec l’égoïsme le plus radical. Ils s’aiment, mais ils se craignent, ils s’aident, mais ils se trahissent – et chacun de ces sentiments, au moment où il s’exprime, est sincère. Mais quels que soient les sentiments, c’est la règle de comportement ci-dessus qui s’impose. La réalité instrumentale finit toujours par triompher, et la pseudo-amitié se muer en anti-amitié.

Après sa trahison et sa mise en isolement, le personnage principal du film de Martin Scorsese, Henry Hill4 – inspiré d’un véritable Henry Hill qui a vécu de 1943 à 2012, est devenu informateur du FBI en 1980 avant de récidiver -, est nostalgique. S’il gagnait tant d’argent, ce n’était pas pour l’accumuler mais pour le montrer, le dépenser. S’il ne cessait de revenir dans cette fraternité, malgré les risques, c’est qu’il ressentait un sentiment d’appartenance. Il appréciait l’ambiance et ne pouvait pas se passer de la tension, des décharges d’adrénaline caractéristiques du milieu. Depuis son enfance, il savait que sa place était là et nulle part ailleurs – malgré son père irlandais et sa mère sicilienne qui avaient fait de lui pour toujours une pièce rapportée, une sorte de bâtard5. Il y consumait sa vie, avec un sentiment de jouissance que rien ne pouvait égaler. On dit que ce type de fraternité masculine est toxique. Bien sûr la femme n’est qu’un accessoire : elle n’est là que pour les enfants car, pour le plaisir, il y a d’autres femmes, complices ou prostituées, il y a d’autres jeux de compétition virile, poker ou vantardise. Une fois qu’on a commencé, on ne peut plus s’arrêter, la mafia est addictive.

À l’addiction constitutive de la mafia, le cinéma en ajoute une autre où le style de Scorsese se radicalise, « comme si le style lui-même se désintégrait »6. L’exceptionnelle réussite du film tient à la succession très rapide de scènes parfois brutales, parfois humoristiques7, sur une bande originale toute aussi violente où les tubes rock voisinent avec la variété italienne. Grâce au capo de Brooklyn Paul « Paulie » Cicero8, chef placide de la bande et quelques complices en perpétuelle action, dont Jimmy Conway9 calculateur et Tommy de Vito10 impulsif, jamais la caméra ne reste en repos. Le spectateur est attiré, absorbé, entraîné, submergé dans des scènes dites « iconiques » que les commentateurs ne cessent de citer : un cadavre du truand Billy Batts, saigné comme un porc, sorti encore vivant du coffre d’une voiture (cette scène saisit le spectateur dès le générique), le travelling suivant Henry et sa femme Karen11 des cuisines du Copacabana Club jusqu’à leur table, le cadavre frigorifié dans un camion de boucher, une conversation qui tourne mal, la visite chez la mère d’un truand avant de l’exécuter, une dernière journée de liberté (le dimanche 11 mai 1980) d’une extraordinaire hétérogénéité entre peur paranoïaque, drogue, revente d’arme, frère handicapé, préparation de la sauce et des saucisses pour le dîner et course-poursuite. Les voix off du couple central, qui permettent d’entrer dans leurs pensées secrètes, et quelques plans-séquences ponctuent le récit. Cela démontre que le cinéma, lui aussi, peut être addictif. La leçon scorsesienne sera retenue par les films qui s’inspireront du mode opératoire des Affranchis, de la Reine Margot de Patrice Chéreau (1994) à la série Les Soprano (David Chase, 1999-2007). Nous succombons au film, comme les malfrats succombent à la mafia.

Le film répète à sa façon le sort de Henry Hill : des années de tension jouissive extrême suivies par un effondrement. C’est sa particularité, son exceptionnalité, sa toxicité. Henry Hill est un des rares mafieux à avoir écrit son histoire. Son livre a été un grand succès de librairie, avant le triomphe du film. L’homme semble avoir été plus traumatisé par le retour à la vie courante, conjugale, à l’âge de 37 ans, que par la peur et la violence des mafieux. L’authenticité du film, comme on dit, ne tient pas seulement à sa source ni au grand nombre de repris de justice intégrés au casting12, elle tient à l’analogie avec la période que nous traversons : surconsommation, peur et violence. Nous engouffrons les ressources de la planète, c’est une drogue dont nous sommes incapables de nous passer et nous continuons non sans ignorer que c’est la dernière minute avant l’effondrement. Après ces moments de plaisir illimité au cinéma et dans la vie, il va falloir atterrir, comme Henry Hill. Dans la vraie vie, le truand est resté marié jusqu’en 2002 avec Karen Friedman, une femme juive qui supportait mal l’enfermement sicilien, puis s’est remarié et a eu de nouveau des enfants. Il y a une vie après la mafia, aurait-il pu dire s’il n’avait pas replongé pour trafic de stupéfiants. Mais peut-on, après cela, véritablement émerger ? Puisque j’ai commencé avec Trump, il faut que je finisse avec ce Trump qui a théorisé depuis longtemps la primauté de la transaction sur les principes, la morale, et aussi la vérité. L’importante est que ça marche, disent les observateurs, et ça semble effectivement marcher – et puisque ça marche, pense-t-on, c’est que c’est juste. L’escroquerie réside dans cette illusion, qui ne durera pas plus qu’une famille mafieuse.

  1. Wiseguy : Life in a Mafia Family (biographie du repenti Henry Hill par Nicholas Pileggi, 1985). ↩︎
  2. Les deux principes mentionnés dans le film : « no rat » et « mouth shut » garantissent la clôture du système. ↩︎
  3. Charles Ponzi, qui a inventé ce système en 1919, n’était pas Sicilien mais né à Lugo, en Emilie-Romagne. ↩︎
  4. Interprété par Ray Liotta. ↩︎
  5. Le véritable Henry Hill n’a jamais été intégré dans la famille mafieuse Lucchese. ↩︎
  6. Cité dans Scorsese par Scorsese, p166. ↩︎
  7. Peut-être inspirées des actualités des années 1930-40. ↩︎
  8. Interprété par Paul Sorvino. Paul Vario, le véritable capo dont le film s’est inspiré, a loué l’authenticité de son interprétation. ↩︎
  9. Interprété par Robert de Niro. Il imite de très près le vrai gangster qui s’appelait Jimmy Burke. ↩︎
  10. Interprété par Joe Pesci. ↩︎
  11. Interprétée par Lorraine Bracco. ↩︎
  12. Plusieurs d’entre eux ont fourni à la production de faux papiers d’identité et de faux numéros de sécurité sociale. ↩︎
Vues : 1

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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