La Grâce (Ilya Povolotsky, 2023)

Un monde en suspens dans un voyage où s’effritent le social, l’autorité, ouvrant la voie à d’autres valeurs, au-delà du deuil
Il n’y a ni titre ni générique de début, on entre directement dans le film. Une jeune fille (15 ans)1 accroupie découvre ses premières règles. Elle regarde ses doigts, nettoie le chiffon sur lequel elle a recueilli le sang, s’essuie les mains. Le père2 et la fille sont arrêtés sur une montagne sans arbre qui surplombe un village. L’eau coule près d’elle, elle revient en portant difficilement le lourd bidon vers le camion rouge d’où sort une femme à laquelle elle s’adresse : « J’ai du sang là ». La femme lui donne une protection et s’en va. Elle dit à son père qu’elle veut aller à la mer. Il ne répond pas. Quant à nous, les spectateurs, nous ne savons pas encore que c’est là que se terminera le voyage, à la mer. Elle dit : « C’est sale ». Qu’est-ce qui est sale ? Les passades de son père avec des femmes ? Son propre corps ? L’environnement, les villages qu’ils traversent ? Le sang ? Tout dans le voyage est un peu boueux, crasseux, sordide, les constructions, les rencontres et même le paysage. C’est un monde, le monde russe, qu’on aurait vraiment envie de mettre entre parenthèses, de mettre en suspens. Sans doute les lieux traversés ne sont-ils pas représentatifs : le père et la fille ne voyagent pas pour le tourisme mais pour accomplir un rituel de deuil qui mettra fin à un moment de leur vie, une relation, et aussi au film.
La jeune fille dont le nom n’est jamais prononcé, pas plus que celui de son père, porte avec elle l’urne où se trouvent les cendres de sa mère. Elle réclame depuis le début le lieu où il faut les jeter, la mer. Est-ce la mère qui a demandé cela, agissent-ils selon son vœu ? En tout cas le lieu choisi ne sera pas la Mer Noire, bien que le départ du film se situe dans la république de Kabardino-Balkarie, frontalière de la Georgie. Pour donner son temps à l’initiation, il ne faut pas que le parcours soit trop court, trop rapide. Du Caucase vers la mer de Barents (5000 km), à travers le seul repère des langues entendues (balkar, géorgien, adyguéen), ils traversent l’immense Russie3 dont on ne voit que des chemins de terre, des routes, des autoroutes, des stations-services, des magasins délabrés, des centres commerciaux, des éoliennes. Leur voyage est financé au fur et à mesure par des séances de cinéma en plein air (bien entendu les films sont piratés), la vente à la sauvette de cassettes pornos aux camionneurs ou aux jeunes et de quelques objets. Ils doivent éviter la police, brûler leurs traces. Le père organise tout cela, la fille l’aide autant que possible et s’occupe de l’urne contenant les cendres de sa mère. Le moment venu c’est elle qui les dispersera, seule, tandis que le père silencieux restera dans le camion. Il ne propose rien d’autre que des solutions pratiques, n’offre aucune perspective, aucun plan d’avenir. Il n’y a rien à attendre de lui, elle ne se fait aucune illusion. Avec les cendres, elle dispersera l’autorité paternelle sans qu’il fasse quoi que ce soit pour l’empêcher. Il sait qu’il a atteint ses limites, qu’elle doit prendre le relai, que désormais c’est elle qui décide. Peut-être un peu soulagé, il acquiesce.
Pourquoi le film s’intitule-t-il « La Grâce » ? On touche à son fondement, à l’enjeu principal. Le mot russe Blazh est polysémique. Outre la grâce, il porte l’idée d’un caprice, d’une lubie, d’une dimension mystique ou occulte, d’une bizarrerie. Il renvoie à un acte effectué sans raison, sans justification, sans objectifs précis. La fille veut conclure le deuil, elle reproche au père de ne pas savoir où il va. Par leur activité semi illégale, ils se sont dissociés des contraintes sociales, des devoirs usuels, des responsabilités. Ils traversent la Russie, mais le monde russe n’est plus le leur, s’il l’a jamais été, il est suspendu. Quand la fille en colère casse le pare-brise de son père, en face du volant, elle marque l’absence de direction. Elle récuse cette suspension qu’elle n’a pas décidée, et elle l’aggrave. Heureusement pour elle, ils arrivent enfin près de la mer de Barents où elle se débarrassera en même temps des cendres de la mère et des injonctions du père. Elle a compris qu’on pouvait, sans autorisation de qui que ce soit et sans condition, édicter sa propre loi. Dans une scène étrange, à la suite d’une projection en plein air, on voit des voitures tourner en cercle autour d’elle – comme s’ils avaient reconnu en elle une princesse.
Ce film dans lequel d’autre films sont projetés met en jeu la mise en abyme d’images inconnues4. Marginaux, le père et la fille suspendent le monde russe, mais pas seulement, ils suspendent aussi le contenu des films dont nous ne voyons que très rarement les images. Ce sont des marchandises, des objets, des moyens de vivre dont ils connaissent la précarité dans ces années 1990 où l’Internet commence à se répandre. Avec son Polaroïd, la fille s’intéresse plus à la photographie qu’au cinéma. Indifférente aux lieux, elle conserve l’image des personnes rencontrées, des temps d’arrêt dans la vie des villages. Elle prend des photos comme pour stabiliser l’évanescence, fixer une expérience.
Sans se cacher, le père couche avec les femmes qu’il croise, sans qu’on sache vraiment si elles sont amicales ou prostituées. La fille doit s’écarter, laisser la place. C’est une épreuve pour cette personne qui se sait jolie, se contemple parfois dans un miroir, varie les tenues (jupon blanc, pantalon leopard) mais ne peut pas se mettre en valeur. Il lui faut, elle aussi, des expériences sexuelles. Elle provoque avec le premier garçon venu l’occasion d’une défloration. C’est comme un devoir accompli, un passage nécessaire. Tout est prêt pour qu’elle se sépare du père.
La grâce dont il est question n’est pas religieuse, c’est l’invention d’un système de valeurs encore indéfini qui n’en répétera aucun autre, laissant celui du père sur le bord du chemin. Comme la jeune Tom dans Leave no trace (Debra Granik, 2018), le choix lui incombe, même si son père y aura contribué à sa façon par sa liberté à lui, sa vie sauvage. Sans la suspension provisoire d’un monde, une telle liberté n’aurait pas été acquise.
- Interprétée par Maria Lukyanova. ↩︎
- Interprété par Gela Chitava. ↩︎
- Ilya Povolotsky est né à Ijvesk, en Oudmourtie, près de l’Oural, une ville de 600.000 habitants dépourvue de cinéma, aussi improbable que ce film produit par un indépendant, Ivan Nechaev. ↩︎
- Un des films projetés est Le Frère, d’Alexei Balabanov (1997). ↩︎