Le diable n’existe pas (Mohammad Rasoulof, 2020)
Refuser la peine de mort exige un engagement inconditionnel démesuré, illimité, incompatible avec quelque transaction que ce soit
Le titre, en persan (طان وجود ندارد), apparaît sur fond noir1.
PREMIÈRE HISTOIRE. Il n’y a pas de mal.
Dans un parking où l’éclairage vacille, deux hommes portent dans une voiture de lourds sacs de riz (un produit rationné en Iran). Heshmat, le conducteur, rentre chez lui en écoutant de la musique. Il dépose le sac, se change, récupère un chat coincé sous une machine, va chercher Razieh, sa femme (une enseignante) à son travail2, son salaire3 à la banque4, circule dans les embouteillages, s’énerve gentiment contre sa femme, va chercher sa fille à la sortie de l’école, fait les courses au supermarché, aide sa femme à choisir sa couleur de cheveux et applique lui-même la teinture. Sa femme lui reproche de travailler trop souvent la nuit. Ils saluent la grand-mère, vérifient que tout va bien, incitent la fille à faire ses devoirs, sortent manger une pizza, rangent les courses. Fatigué, Heshmat avale des cachets, va se coucher, se lève à trois heures du matin, prend sa douche5, et refait en sens inverse le trajet en voiture jusqu’à son lieu de travail6 : une prison. Seul dans une petite pièce, il entend la prière des morts, se fait un café. Des lumières rouges clignotent, il jette un coup d’œil par un vasistas, se lave les mains. Les lumières passent au vert, il appuie sur un bouton. On entend un bruit de ferraille, on voit des pieds s’agiter derrière une barrière, de la pisse couler au bout des souliers7. C’est fait, il a fait son boulot8. Il n’a plus qu’à revenir chez lui. Heshmat respecte scrupuleusement les règles politiques en vigueur dans son pays. Il fait attention à sa santé, son hygiène, remplit ses obligations. Dans le langage traditionnel, on dirait qu’il est un bourreau, mais même ce mot est excessif : il n’est qu’un simple employé, un fonctionnaire. Pour lui, tuer un homme n’est rien : juste un travail.
Il n’y a pas de mal dit la phrase introductive de ce premier récit9, reprise dans le titre général du film10. Mais s’il n’y a pas de mal, pourquoi est-ce qu’il cache le sac de riz ? Pourquoi est-ce que ni sa femme, ni sa fille, ni probablement sa mère, ne savent en quoi consiste son travail ? Il n’y a aucune question à poser, pense-t-il, ni sur la loi, ni sur la légitimité de la peine, ni sur son motif11. Toute question étant forclose pour lui-même, est aussi forclose pour son entourage. Il n’y a rien d’autre dans la vie de cet homme, de A jusqu’à Z, que la contrainte sociale-familiale-économique. Ce cercle infini conditionne, sans recul, chaque fragment de sa vie, chaque élément du cycle. Tout est dissimulé. Ce qu’il fait, sa faute, sa culpabilité, son incertitude devant les valeurs de la société où il vit. Cet homme qui croit n’avoir pas de secret ne sait pas qui il est. Il est un secret pour lui-même, un puits sans fond d’actes inavoués et de refoulements. Comme tout bureaucrate médiocre, il a renoncé au seul pouvoir qu’il aurait pu avoir : dire non, sans avoir jamais le courage de se prononcer explicitement pour le oui. Tout chez lui est conditionnel et conditionné, l’#Inconditionnel12 est inconcevable – tout en faisant indirectement retour par des détails, des lumières suspendues, des instants d’arrêts, une instabilité latente.
DEUXIÈME HISTOIRE. Elle a dit : Tu peux le faire.
Pouya, désespéré, se regarde dans la glace. Il pleure, revient dans une chambrée où dorment cinq autres soldats. Il est deux heures du matin, il a reçu l’ordre d’exécuter un homme à trois heures. Il parle avec sa petite amie, Tahmineh, au téléphone, essaie de joindre son frère, n’y arrive pas. S’il exécute l’ordre, il aura trois jours de permission et sinon, il risque la cour martiale, un service militaire prolongé, voire pire. Il faut obéir, disent les autres soldats, tu n’as pas le choix. Les soldats argumentent : C’est pas grand-chose, il suffit de tirer un tabouret ! et c’est terminé. Ils l’accusent. Tu te crois spécial, tu penses que tu n’es pas comme les autres, que tu es un élu ! Mais il y a des lois, des règles, tu dois faire ce qu’on te dit. Quand tu es dans l’armée, tu fermes ta bouche, tu appliques les décisions, ce ne sont pas les tiennes. Si tu n’avais pas voulu, tu aurais dû quitter le pays ! « Mais quitter le pays est impossible sans passeport, et pour avoir un passeport il faut avoir fait son service militaire. Sans cela on ne peut même pas avoir le permis de conduire. » Tous les soldats n’ont pas à exécuter quelqu’un, c’est seulement nous, on n’a pas eu de chance. Il n’y a pas de loi en Iran, juste l’argent et le népotisme, et si tu ne tires pas le tabouret pour un autre, ton meilleur ami le fera pour toi. « Non ». C’est ton devoir, tu n’as pas le choix. La discussion dure longtemps, les soldats donnent leur avis, l’un après l’autre, avec chacun sa personnalité, ses nuances, mais au bout du compte, Pouya dit « non ». La discussion n’a servi à rien, chacun retourne se coucher. Le « non » de Pouya n’est pas discutable. Ce n’est ni une opinion, ni un raisonnement, ni un calcul, c’est un principe inconditionnel.
Au téléphone, Pouya répète à Tahmineh, en pleurant : « Je ne peux pas le faire, je suis en train de perdre l’esprit, je le jure, je ne peux pas, j’ai peur. » Tamineh, elle aussi, lui conseille d’obéir. « Ne me le demande pas, je ne peux pas le faire, c’est facile pour toi, tu me donnes ton avis depuis ton divan ». Pouya ne dit pas qu’il ne doit pas le faire, il dit qu’il ne peut pas le faire. Il n’obéit pas à un devoir qui serait de même nature que l’obéissance aux autorités, il est victime d’un impouvoir, d’une incapacité, d’une impuissance. Il n’est pas sûr de lui, au contraire, il est terrorisé, tremblant, il se dit menacé par la folie. Son engagement n’est ni une lutte ni un conflit de pouvoir, au contraire, il reconnait sa faiblesse, il acquiesce, il contresigne le défaut de pouvoir qui l’affecte.
Tous réveillés, les soldats proposent un marché à Pouya. L’un d’entre eux, Ali, accepte de le remplacer, mais il demande en échange 50 millions de tomans pour payer les soins de sa soeur malade. Il a déjà tiré le tabouret plusieurs fois, une fois de plus ne changera rien. Pouya accepte, mais il ne peut donner que 35 millions, ceux qu’il a économisés pour son voyage. Mais l’un des soldats proteste, il s’oppose à la transaction. Tu achètes ton innocence ! C’est toi le pire pêcheur dit-il à Pouya. Tu payes pour te débarrasser du problème, alors qu’Ali agit gratuitement pour sa sœur. Tu cherches juste à te dédouaner. Si tu acceptes le marché, je te dénoncerai demain matin. En acceptant la transaction, l’impouvoir de Pouya s’est mué en lâcheté. S’il avait évité de se compromettre par un paiement d’argent, il se serait lui-même soumis dans les pires conditions, les plus immorales, au cycle de la loi. Le soldat dénonciateur lui rend service, il lui évite cette honte. On est revenu au point de départ, ils éteignent la lumière pour dormir. Pouya pleure. L’un des soldats insiste : S’ils sont condamnés à mort, c’est qu’ils ont fait quelque chose. C’est alors que, dans le silence, Tahmineh rappelle Pouya et lui propose un plan. À l’heure dite, il met son uniforme, sort de la chambrée. L’un des soldats lui glisse un papier dans la main13. Il s’avance dans le couloir des exécutions, va chercher le condamné à mort, obéit au surveillant armé qui lui ordonne de s’attacher à lui avec des menottes. Il s’affaisse, jette plusieurs coups d’œil sur le condamné14, pleure, prétend qu’il a mal au ventre, demande à aller aux toilettes. Incapable, dit-il, de détacher le condamné, il s’empare par surprise de l’arme du surveillant, l’enferme dans les toilettes, récupère les clefs et attache le condamné à la porte. C’est une mutinerie ! dit le surveillant.
Pouya ne cherche pas à sauver la vie du condamné. Il sait que s’il s’engageait dans une confrontation de pouvoirs, il serait sûr de perdre. La seule chose qu’il puisse encore sauver, ce n’est pas son innocence (définitivement souillée par la transaction qu’il avait failli accepter), c’est la promesse qu’il s’était faite à lui-même. Il court, ouvre et ferme les portes les unes après les autres, surgit avec son arme dans le poste de contrôle à l’entrée de la prison. « L’ambulance est arrivée ? » demande-t-il, comme si on l’avait envoyé chercher une ambulance. Il menace les surveillants de son arme, leur met les menottes, les enferme dans un placard, se précipite dehors, court le long du mur15, arrive à la porte de la prison où se trouve Tahmineh dans une voiture. Ils se sauvent tandis que retentit à la radio la musique de Bella Ciao16. Ils franchissent un tunnel17. Plus loin, face aux lumières de la ville, Pouya jette son arme. Tu ne tueras point, la promesse est inconditionnelle, mais l’acte de Pouya ne l’est pas. Il a fallu qu’il mette en œuvre le plan de Tahmineh, qu’il n’aurait pas imaginé lui-même et que celle-ci lui a communiqué par téléphone, un plan calculé qui exige du courage, la construction d’un rapport de force, et aussi la complicité d’un autre soldat qui lui a fourni le plan des lieux18. Mais dans tout ce parcours, son véritable guide, invisible, est resté l’engagement inconditionnel.
TROISIÈME HISTOIRE. Birthday.
Javad traverse en train une contrée désertique. Il arrive dans une forêt du nord de l’Iran, se lave soigneusement, se change, se peigne, s’arrête devant une maison isolée où l’on transporte des chaises. Il frappe à la porte d’une grange. Heureuse de le voir venir, une jeune femme, Nana, le fait entrer. Accueilli par le père, Javad explique que son service militaire est presque fini. Il montre une bague : à l’occasion de son anniversaire, il est venu demander la main de sa fille, Nana. « Demande à Shirin, sa mère », répond le père19. Les chaises ne sont pas destinées à fêter l’anniversaire de Nana, mais un événement terrible : la mort d’un certain Keyvan dont le père dit qu’il l’aimait comme un fils. Nana montre à Javad la maison en ruine qu’elle voudrait restaurer. Elle cueille des fleurs dont elle fait une couronne à Javad. On les appelle, dit-elle, « sans raison, car elles poussent sans raison, fleurissent sans raison, se répandent sans raison, pendant toute l’année »20. Le chez soi auquel Nata rêve n’est pas celui de l’État, avec ses lois, ses contraintes et ses interdictions, c’est celui du sans raison avec ses fleurs, ses maisons délabrées, et l’accueil de l’étranger. La thématique de la peine de mort croise dans ce passage celle de l’hospitalité. « Qui était Keyvan ? » demande Javad. « C’était un criminel ? – Non, il était recherché. – Recherché pour quoi ? – Je ne sais pas, la police. – Qu’est-ce qu’il avait fait ? – Rien. – Mais la police devait avoir une raison ? » « Comment sais-tu qu’ils avaient une raison ? » demande Nana.
Pour Javad, s’il a été arrêté, c’est qu’il y avait nécessairement une raison, tandis que pour Nana, il peut y avoir une arrestation arbitraire, sans raison. « Ils le recherchaient à cause de ses idées, ses croyances » finit par dire Nana. « Je n’aime pas les politiciens, on ne peut pas leur faire confiance. Pourquoi est-ce qu’on ne m’a jamais rien dit ? » demande Javad. « Ce n’était jamais le bon moment, et puis, il était déjà parti. – Est-ce qu’on n’avait pas juré d’être honnête entre nous, de ne pas se mentir ? – Je ne t’ai pas menti. – Tu ne m’as pas dit la vérité. – Qu’est-ce que tu veux savoir ? – Un étranger est venu chez vous pendant des années, il était comme un fils pour ton père, qui était-il ? Je n’ai pas le droit de savoir ? Pourquoi est-ce que personne ne m’a jamais rien dit ? Alors c’était lui le membre de la famille et moi l’étranger ? ». Pour Nana, accueillir un étranger dans sa maison n’est pas extraordinaire, tandis que pour Javad, on ne peut accueillir légitimement qu’un membre de la famille. Javad est vexé, humilié, il n’arrive pas à imaginer que Keyvan ait été accueilli sans raison. « Tu as raison, j’aurais dû t’expliquer » dit Nana. « Il n’y avait rien entre nous qui pourrait te déranger. Je ne veux pas parler de ça maintenant, laisse-moi être heureuse aujourd’hui ». Même si elle veut tout dire, il y a du non-dicible dans cet événement. Comment pourrait-elle être heureuse, aujourd’hui ?
La maison aux volets bleus, entourée de fleurs, isolée du monde, perd pour Javad son statut de lieu idyllique. Elle s’inscrit dans les événements politiques, dans la cité. Nana et sa famille revendiquent une participation à la vie sociale, culturelle. Le « sans raison » qu’ils revendiquent n’est pas un détachement, c’est un engagement. Nana montre à Javad la maison où Keyvan était hébergé. Cette maison-là n’est pas en ruine – ce qui aiguise la jalousie de Javad. « Les chants d’oiseaux », dit Nana, « sont ceux de Keyvan. Il chante ». Javad s’enfuit dans la forêt, Nana lui court après en disant : « Ce n’est pas ce que tu crois ! ». Elle fait une chute. Javad la porte à travers la rivière. « Keyvan avant dix ans de plus que moi » dit-elle. « Tout le monde l’aimait par ici, sa maison était notre école, mais c’est toi que j’aime ». Encore le « sans raison ». Keyvan est arrêté sans raison, accueilli sans raison, aimé sans raison. Il se pourrait que Javad soit, lui aussi, aimé sans raison, mais il n’y croit pas.
Au dîner, on apprend que les voisins ne veulent pas venir à la cérémonie21, seule sa famille sera là. Nouvelle discussion, entre Javad et Shirin. La mère de Nana a renoncé à une carrière en ville parce qu’elle préférait dire « non ». Javad répond qu’il ne veut pas dire « non » au service militaire, ça détruirait sa vie. « C’est la loi, dit-il, il faut l’appliquer ». La troisième histoire rejoint la seconde, avec un clivage entre ceux qui disent « non » et ceux qui disent « oui »22. Ceux qui disent « non » le font sans argumenter, sans ressentir le besoin de se justifier, tandis que ceux qui disent « oui » ont toujours de bonnes raisons.
En préparation de la cérémonie de deuil, ils affichent une grande photo de Keyvan. Quand Javad la voit, il comprend qu’une catastrophe s’abat sur lui. Comment avouer qu’il est lui-même l’exécuteur de Keyvan ? Il court dans la forêt, abandonne ses vêtements sur le chemin, plonge sa tête dans la rivière, trois fois, quatre fois, y reste en apnée. Ses yeux s’ouvrent dans l’eau, ses jambes tremblent comme celles d’un pendu, seules ses chaussures pleines de boue surnagent, il pleure. Est-ce une tentative de suicide ou de purification ? La distinction n’est pas pertinente.Quand on se sent coupable, on a toujours l’espoir qu’après avoir plongé dans l’eau pure, on renaitra différent. Mais ça ne marche jamais, la faute reste.
Javad est resté dans la forêt, prostré. Nana le retrouve. « Qu’est-ce que tu fais là ? Il fait froid, tu es trempé. » Elle va chercher ses vêtements. « Qu’est-ce que tu as fait ? Viens ici. » Il frissonne. « Nana, je l’ai tué. – Qu’est-ce que tu dis ? – Je l’ai tué, j’ai tué Keyvan. J’ai moi-même tiré le tabouret sous ses pieds. Ils m’ont dit que c’était un criminel, qu’il devait être exécuté, alors je l’ai tué. Tout ce que je voulais, c’était une permission de trois jours, pour ton anniversaire. Nana, je ne le connaissais pas. Je ne le connaissais pas. Je ne le connaissais pas. J’ai froid, j’ai froid. Est-ce que tu me ramèneras à la maison ? J’ai froid. ». Elle le ramène à la maison, dans la forêt boueuse. C’est le soir, l’ambiance est crépusculaire. Il est dans la grange, elle lui donne des vêtements secs. « Je ne veux pas que ma famille soit au courant de ça » dit-elle. Elle le sèche, le soigne, lui donne des cachets, le conduit dans une chambre. « J’ai dit à ma mère qu’on s’était disputés ». Le lendemain matin, ils prennent leur petit déjeuner, tous ensemble. Javad a l’air malade. « Nous fêtons quand même l’anniversaire de Nana » dit l’ami de Keyvan. « Bon anniversaire ». Shirin tend à Nana la bague de fiançailles. Ils chantent. Javad passe la bague au doigt de Nana, mais Nana ne sourit pas, elle pleure, sanglote bruyamment. Sa mère, sans savoir ce qui arrive, essaie de la consoler.
Ils ne peuvent plus ni se voir, ni se parler. Ce qui les sépare est plus qu’une divergence d’opinion, plus qu’un rapport différent à l’État ou à l’éthique, c’est le fond de leur rapport au monde. Le matin suivant, Javad cherche Nana, ne la trouve pas dans la maison. Dans la forêt, elle a préparé son uniforme, bien sec23. « J’ai compté le nombre de fois où tu as eu des permissions de trois jours. – Laisse-moi vivre Nana, ne me tourmente pas. Je me sens mal à cause de ça »24. « Je t’aime tellement, tu sais ça » dit-elle. « Tes étreintes, les veines de ta main, ta large poitrine… » C’est lui qui propose : « Oublions tout ça. »25« Tu vas me manquer » dit-elle, et elle s’en va.
Pourquoi l’Inconditionnel serait-il toujours incompatible avec l’amour ? On aimerait que ce soit un mystère, mais ce n’en est pas un.
QUATRIÈME HISTOIRE. Kiss me.
Un couple d’âge mur à l’aéroport Teheran-Imam-Khomeiny. « Ça va ? » demande la femme, Zaman. L’homme, Bahram, est tendu, angoissé. « Elle arrive ! » La jeune fille qu’ils attendent s’appelle Darya26. Au téléphone, en allemand, elle s’adresse à Mansour, son père, lui donne des nouvelles. Mansour est médecin, elle aussi a entrepris des études médicales. Vis-à-vis de Bahram, elle garde ses distances, se demande pourquoi on l’a obligée à venir jusqu’ici. Ils traversent en voiture une contrée désertique, arrivent dans une maison isolée avec citerne sur le toit, panneaux solaires et ruches27. Le soir, Bahram regarde Darya se laver les dents, elle ne comprend pas. Des gens frappent violemment à la porte. « Docteur, à l’aide ! ». Ce sont des parents qui amènent leur enfant mordu par un serpent. Darya observe Bahram soigner l’enfant, de loin. Le lendemain, Bahram sort en voiture avec Darya. « Comment arrives-tu à vivre ici sans Internet, sans téléphone ? » demande-t-elle. « Au bout de 20 ans, c’est difficile de déménager. – Est-ce que tu es vraiment docteur ? – Oui. – Tu as fait des études pour ça ? – Oui, dans la même université que Mansour ». Elle demande pourquoi il n’a pas de clinique, il répond que, le moment venu, il lui racontera28. Elle demande pourquoi il n’a pas conduit le véhicule, pour venir de l’aéroport. « Je n’ai pas de permis de conduire » répond-il29. Tandis qu’elle sort de la voiture pour téléphoner, il la regarde pensivement.
Zaman montre à Darya comment manipuler les ruches30. Bahram rend visite à un patient. Le soir Darya demande encore une fois pourquoi Bahram n’exerce pas officiellement la médecine. Ils ne répondent pas. Darya explique qu’elle craint de faire des études qui ne correspondraient pas à ce qu’elle veut. Est-ce que Bahram a toujours fait ce qu’il voulait ? « Oui » dit-il. « Toujours ? – Pas toujours, mais la plupart du temps. – Alors tu es heureux ? – Pas vraiment heureux, mais calme ». Quand il y a de l’Inconditionnel, il y a aussi du secret, c’est une sorte de loi inavouable, implacable, inexorable. Darya a parfaitement compris qu’il y avait un secret, elle soupçonne que ce secret n’est pas vraiment explicable, qu’il est sans raison, inavouable. Le secret n’est inavouable que pour ceux qui le détiennent. Pour les autres, il est enfoui, il n’existe pas.
Ils savent qu’ils devraient révéler le secret (qui pour eux n’en est pas un), mais ne savent pas comment faire. Faut-il, encore une fois, reporter le moment ? Y aura-t-il un autre moment ? Mansour conseille à Bahram de se décider, de franchir le pas. Darya ne comprend pas comment ils vivent, dans une région si hostile, sans animaux, sans même un chien31. Un soir, au son d’une chanson iranienne intitulée Embrasse-moi32, ils préparent un dîner de fête. Bahram danse, mais il ne peut pas s’empêcher de tousser, il est malade. Il crache le sang. Darya le regarde d’un air apitoyé, sans sympathie. Il va se coucher, Zaman lui fait une piqure, Darya contemple la scène, non sans une certaine cruauté. Le lendemain, ils repartent dans la campagne. Zaman s’arrange pour laisser Darya et Bahram seuls à seuls. Bahram, armé d’un fusil, prétend partir à la chasse au renard. Pourquoi faire, s’ils n’ont plus de poulailler ? Il propose à Darya de prendre le fusil et de chasser elle-même. Elle refuse car, dit-elle, elle ne veut pas tuer un être vivant. Voici venir l’Inconditionnel, en biais, inconsciemment. Tu ne tueras pas, elle connaît le principe, elle l’énonce elle-même. C’est le moment de vérité. « Parfois, il faut tuer » dit Bahram. « Je n’ai pas à le faire » répond la jeune fille. « Suppose que je t’oblige à tuer. – Tu ne peux pas m’obliger. – Est-ce que tu crois qu’il serait difficile de t’obliger ? » Elle lui tourne le dos, s’en va. « Darya, arrête-toi ». Elle s’arrête, il veut lui caresser la joue, elle s’enfuit.
Bahram rentre à la maison avec son fusil. Zaman lui annonce : « J’ai dû tout lui dire » – mais le spectateur ne sait toujours pas de quoi il s’agit. « Je peux lui parler ? » demande-t-il. « Non, elle n’est pas bien. À quoi tout ça a-t-il servi ? – Il fallait que je lui dise la vérité moi-même, avant de mourir. – À quoi ça sert de dire la vérité à quelqu’un si ça détruit sa vie ? – Sa vie sera ruinée ? – Tu ne crois pas ? – C’est son droit de connaître la vérité ». « Elle veut parler avec son père » dit Zaman. « Zaman, je suis son père ! »33. Zaman ne répond pas. Darya ne veut pas lui parler, c’est à Mansour qu’elle veut parler, elle ne veut pas que Bahram la reconduise à l’aéroport. Elle ne veut pas le voir. « C’est comme si son monde s’était effondré » dit Zaman. « Elle a beaucoup de questions ». Solidarité féminine : Zaman prend le parti de Darya qui n’est pas si effondrée que ça, puisqu’elle pose des questions.
Depuis l’intérieur de la maison, Bahram voit Zaman et Darya rentrer dans la voiture. Il sort s’occuper des ruches. Les abeilles sont calmes, elles ne l’agressent pas. Un peu plus tard, les deux femmes sont revenues. Darya s’adresse à lui en allemand34. Comment est-ce que tu oses me dire que tu es mon père, vingt ans plus tard, alors que tu es sur le point de mourir ? Comment peux-tu être aussi égoïste ? Toute ma vie, j’ai vécu un mensonge à cause de toi. « Nous pouvons comprendre ce que tu dis dit Zaman. C’est dur de vivre comme ça pendant vingt ans. » Et maintenant, tu crois que ce sera facile pour moi ? « Je voulais que tu sois ici pour tout te dire » dit Bahram. Je ne veux pas être impliquée dans ton histoire. Tu crois peut-être que tu es mon père, mais tu ne l’es pas, tu es juste mon père biologique. Mon père est la personne qui m’a élevée. J’ai parlé avec Mansour, il s’est excusé auprès de moi pour ton mensonge de vingt ans. Je lui pardonnerai peut-être un jour, mais je ne te pardonnerai jamais. Je veux rentrer à la maison aussi vite que possible. Je veux vivre avec ce que j’ai. Sacrifier sa fille, sa femme, sa famille, mentir pendant deux décennies, même au nom d’un beau principe, un principe inconditionnel, cette obstination a quelque chose d’odieux, de maléfique. Le souci du bien, du côté de l’éthique et de la société, l’interdit. À ce beau principe, Darya répond par un autre principe : impardonnable.
« Tu dois l’écouter » dit Zaman. « Il a attendu des années pour te parler, essaie de le comprendre ». Je comprends qu’il ne s’est pas occupé de sa famille. Il n’a pas voulu tuer une personne, et à la place il en a tué deux. Il a obligé le frère de ma mère à prétendre qu’il était mon père pendant tellement d’années, et il ne s’est pas occupé de son enfant, n’est-ce pas ? « Je m’en suis occupé, c’est pour ça que j’ai voulu qu’il te prenne en charge ». J’ai voulu, j’ai voulu ! Tu as tout voulu, même la mort de ma mère. « Ta mère est morte en voulant te rejoindre » dit Zaman. « C’était un accident. » Qui l’a envoyée en Europe avec des passeurs ? « La décision a été prise par ta mère et moi, parce que nous voulions qu’elle soit avec toi. ». « Tu serais plus heureuse si, à cette époque, ton père avait exécuté un homme ? » La famille, c’est plus important que d’être un héros dit la jeune femme. Si son père avait exécuté un homme, il aurait gardé le secret, elle ne l’aurait jamais su, il n’aurait pris aucun risque. En refusant cet acte, il s’est exposé à un risque démesuré, illimité, incompatible avec quelque transaction que ce soit : que sa fille le rejette, qu’il soit considéré comme pire qu’un criminel, un homme qui ne mérite aucune considération, aucun pardon.
« Tout ce que je voulais, c’était ne tuer personne. Toi aussi, tu n’as pas voulu tuer le renard. Est-ce que tu voulais être une héroïne ? » Je n’ai blessé personne en ne tuant pas ce renard. « Ta mère et Mansour étaient d’accord avec ma décision. Darya, ta mère était fière que j’aie sacrifié toute ma vie pour éviter de commettre un acte de ce genre. Tu sais pourquoi ? Ils avaient déjà exécuté deux de ses frères. Elle me disait toujours : Quel genre d’animal peut exécuter quelqu’un ? » Et moi alors ? Est-ce que quelqu’un m’a demandé mon avis ? « Honnêtement, on ne savait pas qu’on t’attendait. » Et si vous aviez su ? Vous auriez décidé autre chose ? « Si je devais revenir à l’époque de mon service militaire, et si j’avais à exécuter quelqu’un une autre fois, je retournerais une nouvelle fois l’arme contre mon garde et je m’enfuirais. »
Dans ce moment d’émotion extrême, ils ne disent plus rien. Bahram va chercher les bagages de Darya, les met dans la voiture, ils partent tous les trois vers l’aéroport, en silence. Il tousse encore, doit cracher au bord de la route. Darya se détourne. De l’autre côté de la route, un renard la regarde, elle sourit. Le film se termine sur l’affirmation radicale, sans compromis, de l’Inconditionnel, et sur le sourire de Darya35. Après tout, peut-être, Il n’y a pas de mal, non pas à tuer, mais à ne pas tuer.
- Traduit littéralement, le titre signifie : Il n’y a pas de diable, ce qui semble correspondre au titre français, Le diable n’existe pas. Mais la traduction anglaise, There is no evil, est mieux choisie, car dans les quatre histoires qui suivent, il n’y a aucun diable mais seulement des hommes ordinaires (aucune femme) qui font des choix différents. ↩︎
- Lorsque sa femme retire son tchador noir obligatoire pour le remplacer par un voile coloré, Heshmat ne montre aucun signe de réprobation – minime preuve d’un certain degré d’éloignement, voire de résistance, à l’égard du pouvoir. ↩︎
- Razieh gère les finances du couple, mais accède difficilement au salaire de son mari. ↩︎
- Longue scène dans une voiture. Ce film a été tourné dans la clandestinité, comme beaucoup d’autres films iraniens. Depuis le 4 mars 2020, le réalisateur est sous le coup d’une peine de prison d’un an jamais exécutée. Il n’a pas pu se rendre à Berlin pour la réception de l’Ours d’or de la Berlinale 2020, remporté par ce film. ↩︎
- Chaque matin, il cherche à effacer sa culpabilité et sa douleur par une douche, mais il doit recommencer le lendemain matin. ↩︎
- Autre longue scène dans une voiture, pendant laquelle l’homme regarde un feu de circulation passer du rouge au vert, puis du vert au rouge. Il reste là, incapable d’avancer. Politiquement, il ne résiste pas, mais inconsciemment, il résiste. ↩︎
- Le régime privilégie la pendaison à l’intérieur des prisons par rapport aux pelotons d’exécution. Parfois, on demande à la famille des victimes de « tirer le tabouret ». Il s’agit d’impliquer, de la façon la plus intime possible, toute la population dans l’exécution capitale. ↩︎
- La république islamique d’Iran est le deuxième pays du monde en nombre d’exécutions, après la Chine. Depuis 1979, la peine de mort joue un rôle essentiel dans le maintien du régime. Elle frappe toute la population : les gens du peuple, les soldats (notamment pendant la guerre contre l’Irak), les intellectuels, les opposants. ↩︎
- Le mal est banal, tellement banal qu’on ne le mentionne même pas. ↩︎
- Ce titre général n’est pas affiché au début du film, mais à la fin. Chaque histoire est plus complexe, plus dense que la précédente, et démontre l’ironie tragique de ce titre. ↩︎
- Dans un régime entièrement organisé autour de cette peine, mettre en question la peine de mort, ce serait mettre en question le régime lui-même. ↩︎
- Hashtag renvoyant à la recherche de Saphira sur l’Inconditionnel – thème du présent texte. ↩︎
- Comment ce compagnon a-t-il deviné son projet ? On ne le saura pas. En tous cas Pouya avait, dans l’acte désespéré qu’il entreprend, au moins un complice parmi les soldats. ↩︎
- Le fait de le regarder, d’essayer de voir qui il est, c’est une façon de la considérer comme une personne. ↩︎
- Peut-être le même mur que Heshmat avait longé en voiture dans l’histoire précédente. ↩︎
- L’histoire de la chanson Bella Ciao, chantée par les résistants italiens de la seconde guerre mondiale, est complexe. Voici les paroles de la version la plus répandue, qui date de 1952 : Un matin, je me suis réveillé / Ô ma belle au revoir (x3) /Au revoir, au revoir / Un matin, je me suis réveillé / Et j’ai trouvé l’envahisseur / Ô ! partisan emportes-mo / Ô ma belle au revoir (x3) / Au revoir, au revoir / Ô ! Partisan emporte-moi / Je me sens prêt à mourir. / Et si je meurs en partisan / Ô ma belle au revoir (x3) / Au revoir, au revoir / Et si je meurs en partisan / Tu devras m’enterrer. / Tu devras m’enterrer là-haut sur la montagne / Ô ma belle au revoir (x3) / Ciao, ciao Au revoir, au revoir / Tu devras m’enterrer la haut sur la montagne / A l’ombre d’une belle fleur. / Tous les gens qui passeront / Ô ma belle au revoir (x3) / Au revoir, au revoir / Et les gens qui passeront / Me diront « quelle belle fleur » / Et c’est la fleur du partisan / Ô ma belle au revoir (x3) / Au revoir, au revoir / C’est la fleur du partisan / Mort pour la liberté. Les versions plus anciennes n’évoquent pas les partisans, mais les saisonnières du début du siècle. Quant à la mélodie, elle est originaire soit d’Italie, soit d’une chanson yiddish, Dus Zekele Koilen, arrivée en Italie par l’intermédiaire de l’Amérique. ↩︎
- Encore une longue scène dans une voiture, symbole de liberté. Jafar Panahi, soumis aux mêmes restrictions que Mohammad Rasoulof, réalise lui aussi des films dans des voitures. ↩︎
- Il n’a pas suscité cette complicité, elle lui est arrivé toute seule. ↩︎
- Cette position privilégiée de la mère montre que, dans cette famille, les habitudes ne sont pas exactement les mêmes que celles qui prévalent dans le reste de l’Iran. ↩︎
- Il y aurait, selon Nana, une philosophie en elles, car elles disent : Le bonheur est sans raison. « Comment sais-tu qu’elles sont heureuses ? » demande Javad. « Seul le bonheur peut les rendre aussi belles » répond Nana. « Donc tu es si belle aujourd’hui parce que tu es heureuse ? ». Elle ne répond pas, mais lui pose la couronne de fleurs sur la tête, et lui dit : « Sa hauteur, veux-tu être le prince de mes rêves ? ». Ce pourrait être une déclaration d’amour. ↩︎
- Même son cadavre leur fait peur, dit-on. ↩︎
- En dictature, il faut du courage pour dire « non », tandis qu’en démocratie, c’est pour dire « oui » qu’il faut du courage. ↩︎
- L’uniforme est étalé sur les branches d’un arbre, comme si c’était un épouvantail. ↩︎
- L’inconditionnel, ça ne fait pas du bien, ça fait mal. ↩︎
- Pour Javad, la sanction est finalement limitée : il oubliera Nana. ↩︎
- L’actrice qui joue le rôle de Darya est la fille du réalisateur. On comprend par ce choix d’actrice que le réalisateur lui-même met en danger ses enfants avec les films qu’il réalise. ↩︎
- Dans le contexte iranien, plus la maison est isolée, et plus le réalisateur est libre de filmer. ↩︎
- Longue discussion dans la voiture, une fois de plus. ↩︎
- Pour celui qui a vu les trois autres séquences, cela veut dire qu’il n’a pas fait, ou pas fini, son service militaire. ↩︎
- Il ne faut pas faire de mouvement brusque, sinon les abeilles vous attaquent. Ceux ou celles qui ont vu Leave no Trace connaissent déjà la musique. ↩︎
- On croirait une blague : leur volaille a été mangée par le renard, et leur chien par les loups. La violence entre animaux est un reflet de la violence entre les hommes. ↩︎
- Embrasse-moi… Pour la dernière fois, adieu, que Dieu te protège. Je pars vers mon destin. Notre printemps est dépassé, le passé est le passé, et je pars vers ma destinée. Au milieu de la tempête qui s’allie avec les marins, sans peur de la mort, je dois passer à travers l’orage. À minuit, j’ai promis la fidélité à mon aimée, je vais allumer un feu dans les montagnes. Je voyage dans la nuit sombre, je marche sur des chemins inconnus. ↩︎
- Le crime, c’est qu’il est son père et qu’il l’a abandonnée. ↩︎
- Il comprend, car lui aussi a fait ses études en Allemagne. ↩︎
- Même si ce sourire est adressé au renard, il n’est pas exclu qu’elle soit fière de son père. ↩︎