Bunny Lake a disparu (Otto Preminger, 1965)

La mise en scène d’une histoire diffractée, disséminée, inépuisable, enfouit dans l’obscurité la folie incestueuse des personnages

C’est l’histoire d’un retournement qui semble conduire à une conclusion simple. On pouvait penser au départ, comme Newhouse1, enquêteur de Scotland Yard, qu’Ann Lake2, une mère célibataire américaine tout juste débarquée à Londres, était folle, que c’était elle qui avait des hallucinations, qu’elle n’avait jamais été mère d’une petite Felicia surnommée Bunny et qu’elle avait fantasmé la disparition de cette gamine de quatre ans dans une école. Après le retournement final, on s’aperçoit que la folle, ce n’est pas elle, que la folie est du côté de son frère Steven3, que c’est lui qui a kidnappé l’enfant et prémédité sa vraie disparition, son meurtre, pour préserver sa relation exclusive, amoureuse, avec sa sœur. Tout parait simple, et le film se termine bien, par l’intervention de la police et le sauvetage in extremis de Bunny. Mais ce récit-là, le plus manifeste, est contrarié par d’autres aspects du film. D’abord Ann semble complice de Steven, elle semble faire couple avec lui dans une relation incestueuse équivoque, et peut-être réciproque. Avant de devenir un obstacle entre eux, la petite Bunny aurait pu être leur jouet commun, voire leur fille. Et puis, de nombreux détails restent inexpliqués. Pourquoi Steven a-t-il menti sur la date d’arrivée du bateau ? En quoi cela est-il important pour le détective ? Que vient faire dans l’histoire le propriétaire de l’appartement4, un homme passablement excentrique, lubrique, qui décore les chambres de masques africains et s’introduit indiscrètement chez Ann, la harcèle ? À quoi sert l’ex-directrice de l’école qui collectionne les cauchemars d’enfants et récupère, en passant, les confidences de Steven ? Quelle est l’utilité de la cuisinière à l’accent allemand qui fabrique des junkets5 en série pour les repas collectifs ? À quoi sert-il de montrer les révoltes étudiantes de l’époque et la musique des Zombies, avec Rod Argent à la télévision ? Comment Steven, simple journaliste, peut-il disposer d’autant d’argent qu’il dépense si facilement ? Ce sont des extériorités, des éléments hétérogènes qui viennent parasiter, perturber un récit déjà plein de bizarreries6.

Steven est allé chercher Bunny dès son arrivée à l’école, avant que personne ne l’ait vue. Il a fait en sorte que son inscription soit défectueuse, de façon à pouvoir accuser l’école. Il avait tout prémédité, prévu à l’avance, y compris un doudou pour la petite fille, et y compris son exécution et son enterrement. Mais il y a quelques absurdités dans cette organisation. Pourquoi ne l’a-t-il pas tuée tout de suite ? Pourquoi l’amène-t-il vivante dans le jardin d’une maison où ils ont habité (et où Ann n’a pas eu grande difficulté à le retrouver), alors qu’il aurait pu la dissimuler ailleurs ? Il semble qu’il répète l’enterrement d’une première Bunny, une poupée avec laquelle Ann jouait enfant et qu’il considérait déjà comme une concurrente. Le cœur du film est dans cette relation incestueuse, aussi obsédante que ritualisée. Steven et Ann ont leurs jeux, toujours les mêmes depuis la petite enfance, ils vivent dans la complicité, un état de quasi-fusion. La terreur de Steven, c’est de se retrouver seul, que cette fusion soit menacée. L’attachement d’Ann pour la petite fille menace leur relation.

Mais le film ne procède pas de cette façon, trop rationnelle pour Preminger et ses scénaristes John et Penelope Mortimer. Quasiment jusqu’à la fin, le détective Newhouse prend Ann pour une mythomane, il croit que la petite fille n’existe pas, et c’est aussi ce que nous croyons, nous spectateurs. Steven, le frère, cherche à concrétiser cette inexistence et, de fait, nous nous identifions à lui. L’un des non-dits de cette histoire, qui trouble notre compréhension, est que le frère et la sœur cherchent tous deux, chacun à sa façon, à préserver la fusion infantile, incestueuse, qui les unit. Si Ann a fait le voyage de l’Amérique, c’est pour le retrouver. Apparemment irresponsable, détachée de la réalité, elle ne s’occupe de rien : ni la location du logement, ni l’inscription de sa fille à l’école, ni le déménagement. Elle dispose d’une somme d’argent significative qu’elle distribue sans compter aux déménageurs. Elle n’hésite pas à laisser sa fille toute seule dans une pièce vide de l’école, sans surveillance et sans la présenter à une institutrice, ni à personne. Depuis 4 ou 5 jours qu’elle est à Londres, elle n’a vu personne. On ignore quelle activité elle a pu avoir avant, et ce qu’elle va faire après. C’est une jeune fille solitaire, évanescente, instable, habituée à commander et à exiger comme on le voit à l’école, sans rien offrir en contre-partie. Tout se passe comme si elle n’imaginait pas de vivre autrement que sous la coupe de son frère. 

De nombreux commentateurs ont remarqué que ce film était construit pour préserver l’invisible. C’est explicite dès le générique où l’on voit une main déchirer un fond noir pour faire apparaitre, provisoirement, les noms blancs des crédits, jusqu’à ce que la dernière image referme définitivement cette enveloppe noire. Ce dispositif d’encadrement montre que l’essentiel reste caché. Or l’essentiel, le cœur du film brisé par la venue finale de la police, c’est le désir incestueux, la complicité réelle d’Ann et Steven dont l’ombre latente court sous le récit manifeste. D’un côté, Ann consent à ce désir incestueux, mais d’un autre côté, c’est une menace terrible pour elle, une menace de mort. L’impression étrange laissée par la vision du film selon laquelle il ne montre pas ce qu’il montre, le sentiment que la sophistication de la mise en scène travestit un hors-scène inavouable, irracontable, que le succès final du détective dissimule un secret qui revient masqué comme les reliques africaines de l’appartement, cette impression étrange qui insiste et se dissémine partout, dans tous les coins du récit, est liée à cette ambivalence. Il en résulte une perte de repère, un sentiment de déstabilisation poétique dont la source est introuvable, car elle est masquée par la disparition (ou l’inexistence) de Bunny Lake.

Dans les derniers plans, pour sauver sa fille, Ann précipite Steven dans une sorte d’hypnose somnambulique qui lui fait répéter, comme une poupée mécanique, leurs jeux d’enfants. Ce jeu forcé, douloureux, marqué par la terreur, l’urgence, la panique, l’emprise, c’est aussi celui des auteurs du film avec le spectateur. Ann manipule Steven comme Otto nous manipule en nous faisant croire pendant la plus grande partie du film à la quasi-inexistence de Bunny. C’est le côté méta-cinématographique du film : il nous mène en bateau, jusqu’à ce que nous nous rendions compte qu’au-delà même de sa fin, il nous interroge.

  1. Interprété par Laurence Olivier. ↩︎
  2. Interprétée par Carol Lynley. ↩︎
  3. Interprété par Keir Dullea. ↩︎
  4. Interprété par Noel Coward. ↩︎
  5. Le junket est un « dessert sucré à base de lait aromatisé caillé avec de la présure » (dictionnaire). ↩︎
  6. Et différent du roman de Evelyn Piper sont le scénario est adapté. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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