Il faut, pour accomplir sa singularité, s’extraire du cycle vital, de la famille
D’un côté, de nombreuses enquêtes d’opinion, études sociologiques, sondages, montrent que l’attachement à la famille est très largement partagé, peut-être le plus partagé de tous les sentiments. Mais d’un autre côté, la famille est souvent vécue comme lieu d’enfermement, de dépression, un lieu dont il faut absolument s’extraire pour vivre une vie digne d’être vécue. Il arrive que le cinéma glorifie la famille, mais bien plus souvent il se fait l’écho de la difficulté, du malaise, voire de l’insupportable, de l’intolérable du milieu familial. S’en défaire, s’en délivrer, peut conduire aux actes les plus brutaux, cruels. Dans L’Avventura de Michelangelo Antonioni (1960), Anna disparaît de manière inexplicable pendant une promenade en mer. On la recherche partout, mais jamais on ne la retrouve. On ignore ses motivations, mais chacun sent qu’il lui fallait un tout autre monde, que la continuation de la vie dans le même environnement lui était impossible. La fuite est encore plus brutale dans la Trilogie de Ti West (2022-24), où la même actrice, Mia Goth, joue un double rôle, celui de Pearl dans Pearl , celui de Maxine Miller dans MaXXXine, et les deux rôles, Maxine et Pearl, dans le film intermédiaire, X. Ce personnage complexe est animé d’une invraisemblable pulsion de destruction à l’égard de sa famille. C’est l’exemple extrême, excessif, de ce à quoi peut conduire le souci de se singulariser, nommé ici X-factor : le meurtre des parents, sans culpabilité ni regrets. J’arrête là les citations qui, entre la Mariana de Marcela Said (2017) ou le Zain de Capharnaum (Nadine Labaki, 2018), pourraient être nombreuses.
L’extrême tension entre aspiration familiale (désir sexuel et désir d’enfants mêlés) et appel d’une instance extérieure, divine, se manifeste dans la personnalité et les contradictions du Jésus de La dernière Tentation du Christ (Martin Scorsese, 1988). Alors qu’il est sur le point d’accomplir la promesse messianique, il rêve sur la croix de vivre une vie d’artisan local, paisible et banalement conjugale. Si les apôtres n’étaient pas venus l’extraire de son rêve, sans doute aurait-il préféré mourir dans cet état. À la dernière seconde, il s’exclame : Tout est accompli!. Il renonce à la tentation familiale qui aurait pu le satisfaire mais lui aurait ôté sa singularité, son unicité, son exceptionnalité. Tel est le dilemme auquel chacun est confronté : contribuer au cycle vital de la reproduction ou bien s’affirmer en tant que personne unique, irremplaçable.