Possessor (Brandon Cronenberg, 2020)
Qui parasite l’autre prend le risque d’être parasité par l’autre
Tasya travaille dans une entreprise de tueurs à gage, qui prend le contrôle mental d’une personne pour la transformer en criminel. Sa précédente mission s’est apparemment bien terminée, sauf qu’elle n’a pas réussi à convaincre la tueuse-cible de se suicider. Elle néglige ce demi-échec et passe à la mission suivante. Il faut qu’elle prenne le contrôle d’un dénommé Colin qui doit assassiner sa petite amie et son futur beau-père, avant de se suicider, mais une fois qu’elle est dans Colin, elle est perturbée, déstabilisée. L’histoire du film, c’est l’histoire de cette déstabilisation. Tasya perd le contrôle d’elle-même et aussi, dans une certaine mesure de Colin. C’est perturbant pour lui : il se rend compte que quelque chose lui arrive, il ne sait plus qui il est. C’est perturbant pour elle : elle ne sait plus qui elle est, mariée ou non, séparée ou non. Pour se rassurer, l’entreprise lui fait faire des tests. Elle réussit à reconnaître les objets, elle sait que ce sont les siens, mais elle ne s’identifie plus totalement à elle-même. Il faut qu’elle joue son propre rôle, qu’elle s’exerce à redevenir ce qu’elle est. Le résultat final est assez incertain. Colin a-t-il vraiment réussi à tuer l’ex-mari de Tasya et son fils? Accomplit-il, en prétendant se venger, le désir inconscient de Tasya ? Ou bien ne s’agit-il que d’un rêve, une hallucination dans le cours de la mission accomplie sur Colin? Si Tasya peut faire agir Colin à sa guise, alors rien n’exclut que Colin puisse faire agir Tasya à sa guise. D’ailleurs, on a envoyé quelqu’un (un technicien) pour régler Tasya dans le monde de Colin. Mais Colin-Tasya a tué ce technicien (autre désir inconscient ?) et l’a peut-être neutralisé, qui sait ? Dans un cas comme dans l’autre, le contrôle est sans cesse menacé. Il n’y a plus de maîtrise, la perte de maîtrise est générale.
Dans les deux cas présentés dans le film, les cibles devraient se suicider, mais elles ne le font pas. C’est la limite de la capacité de désidentification de Tasya : elle n’arrive pas à se suicider, même dans le corps d’un autre. La prise de contrôle suffit pour imposer un désir de tuer, mais pas pour imposer un désir de « se tuer ». C’est là que ça bute. Le métier de Colin est de surveiller les autres, de repérer leurs désirs pour les manipuler, leur vendre des marchandises. Quand il est surveillé lui-même, il ne peut plus exercer ce métier – à moins que ce soit Tasya qui ne puisse plus l’exercer. Toutes les interprétations sont possibles, la fin du film est ouverte.
Le film est fait pour vous prendre, vous saisir, vous occuper l’esprit. Sa qualité esthétique, formelle, vous accroche. Quand vous avez commencé, vous ne pouvez plus vous en détacher. Il possède une certaine capacité à prendre le contrôle de votre moi – ou plus exactement, puisque je parle de moi, du mien. Et malgré mon horreur du sang, des scènes de violence, j’y suis entraîné, attiré. Le film me parasite, il contrôle mon esprit. Je suis transformé en objet à l’intérieur du film, je parasite le film. Je pourrais me dire que cette façon d’entrer dans l’esprit d’un autre, c’est mon sujet. C’est le fantasme orlovien. Si l’Orlœuvre est l’ouvrage qui s’empare de la déconstruction, Jacques Derrida en est la première victime. On entre dans son esprit, on s’empare de lui, et ensuite, pour continuer, on doit s’emparer de l’esprit d’une kyrielle de personnages fictifs qu’on aura trouvé ici ou là, par exemple dans les films1. Prendre le contrôle d’un autre, c’est courir le risque que les choses se retournent, que ce soit l’autre qui prenne le contrôle de soi. C’est d’ailleurs ce qui m’arrive. Je ne dois pas me faire d’illusion, ce n’est pas moi qui contrôle l’esprit orlo-derridien, c’est lui qui contrôle mon esprit. Il m’oblige à courir le risque de perdre ma singularité. Est-ce que je peux résister ? Il y a des raisons d’avoir peur, quand la confusion des identités rejoint le mal radical. La violence montrée dans le film, l’hémoglobine, les tueries, est liée à cette dimension. C’est la marque d’une panique, d’une terreur devant la perte d’unicité. Si je me laissais ainsi déposséder par la pensée de l’autre, je pourrais moi aussi tuer, mais comme les autres cibles du film, il n’est pas sûr que je pourrais me tuer. J’attendrais qu’un autre me tue – avec la quasi certitude que, puisque c’est du cinéma, ça pourrait ne jamais arriver.
- C’est ce qui se nomme, dans le titre du blog, Cinéma en déconstruction. ↩︎