Oncle Boonmee (Apichatpong Weerasethakul, 2010)
Il s’est souvenu d’autres vies et d’autres mondes qu’il a portés; un autre vivant surviendra, peut-être, pour les porter à nouveau
L’histoire se déroule en Thaïlande, de nos jours. L’oncle Boonmee, un apiculteur d’une soixantaine d’années, est gravement malade du rein et se prépare à mourir. Il décide de quitter l’hôpital et de passer ses derniers jours dans sa ferme frontalière du Laos, entouré de sa belle-sœur Jen, le neveu de celle-ci, Tong, et d’un Laotien chargé de lui prodiguer deux dialyses quotidiennes, Jaai. Un soir, les fantômes de sa femme décédée il y a 19 ans et de son fils Boonsong, qui a vécu dans la jungle avec une créature animale pendant 15 ans, apparaissent à la table du dîner. Le fils, transformé en singe, a les yeux rouges et phosphorescents. Le film raconte ce qui arrive jusqu’à sa mort, et juste après.
Le récit est divisé en six parties, des bobines de 16 mm d’environ 20 minutes auxquelles le réalisateur a donné un style diffférent :
- Avant le générique, une scène d’avant l’histoire. Un buffle tire sur sa corde alors que les paysans dînent dehors. Il s’enfuit dans la jungle. Un paysan le rattrape au petit jour. Il l’appelle par son nom, Keow, et le ramène hors de la forêt. Un étrange singe aux yeux rouges les observe.
- Dans une véranda en lisière de forêt, a lieu la scène où les vivants et les spectres partagent un repas. Pendant cette conversation où règne une étrange douceur, le plan-séquence est privilégié. Les décors sont présentés dans un style documentaire, presque naturaliste.
- Pour le récit de la transformation en singe du fils de Boonmee, l’esthétique est celle des fictions thaïlandaises. Le jeune homme était parti dans la jungle avec son Leica, il a photographié des créatures étranges et n’est jamais revenu. Tout se passe comme si la fiction l’avait absorbé.
- Inspiration documentaire, avec éclairage contrasté, pour la séquence où Jen accompagne Boonmee à la ferme. Jaai annonce qu’il va revenir au Laos. Les ouvriers de Boonmee se remettent au travail. C’est le cycle de vie qui continue.
- Dans un hamac quelqu’un rêve. Une princesse voyage en chaise à porteurs dans la forêt. L’un d’eux la dévisage. Elle répond à son regard et pose une main sur ses cheveux, sur son épaule. Près d’une cascade, elle enlève son voile qui révèle l’image d’une femme défigurée par une maladie de peau. Elle se regarde dans l’eau où son reflet se transforme en celui d’une jolie femme, puis refuse l’étreinte du jeune porteur car il avait fermé les yeux pour l’embrasser. Elle pleure sur sa laideur, mais une voix l’appelle dans l’eau de la cascade, celle du poisson chat. Elle s’avance dans l’eau, jette ses bijoux en offrandes, se baigne et se laisse aimer par le poisson qui la pénètre. Ici l’esthétique est plus artificielle, théâtrale.
- Le soir c’est Huay qui pratique la dialyse de son mari. Boonmee convainc Jen et Tong de les suivre dans la forêt. Tous quatre atteignent une grotte où Boonmee se souvient être né pour sa première vie. Ses yeux s’habituent à l’obscurité. Boonmee raconte un cauchemar. Il est devenu un fantôme singe au milieu des autres fantômes qui l’observent. Puis il est poursuivi par les hommes du futur qui cherchent à le renvoyer dans le passé à l’aide de miroirs à souvenirs. Quand il revient de son rêve, Huay le vide de son urine qui s’écoule dans la nature. Au matin, seuls Jen et Tong se réveillent.
- Retour dans le monde contemporain avec des plans longs et une lumière réaliste. Scène de funérailles dans un temple bouddhiste. Jen compte l’argent des funérailles avec une amie. Tong est devenu moine mais ne peut dormir et leur rend visite. Il prend une douche, se change et veut partir dîner. Tous les trois sont happés par la télévision. Les fantômes de Tong et Jen se séparent des corps qui regardent la télévision et vont dîner.
Le titre complet du film, Uncle Boonmee Who Can Recall His Past Lives, laisse à penser que les différentes scènes présentées sont des souvenirs. Le film ne serait qu’un montage des vies antérieurs d’Oncle Boonmee. Peut-être le réalisateur voudrait-il nous le faire croire, mais ce n’est même pas sûr. Du point de vue du spectateur, les vies qui sont montrées pourraient être d’autres vies, les vies d’autres personnes, ou même d’autres films. Rien ne prouve que, dans ces archi-scènes, il s’agisse vraiment d’Oncle Boonmee. Les souvenirs pourraient appartenir à d’autres personnages qui reviendraient dans la mémoire du réalisateur, ou bien directement dans sa bobine. C’est le cas pour la toute première scène, avant le générique : un homme de l’ancien monde qui vient chercher son buffle dans une forêt. C’est aussi le cas pour la princesse qui trouve l’amour avec un poisson-chat dans un lac. Ces deux scènes n’ont aucun rapport évident avec Boonmee. On pourrait en dire autant de la scène de la grotte, même si Oncle Boonmee y figure en chair et en os. Ils partent dans la forêt la nuit, à la lumière d’une torche. Pourquoi faudrait-il mourir la nuit plutôt que le jour ? Pour une raison obscure, il faut que ce parcours se fasse dans la pénombre. On peut imaginer que le retour dans la grotte est aussi le retour dans le ventre maternel, d’ailleurs c’est ce qu’il dit. Mais il perd la vue au milieu du chemin, comme s’il ne s’agissait pas d’un voyage effectif, mais d’un rêve. Il croit savoir qu’il est né là, mais il ne peut pas se souvenir de quelle vie il s’agit. D’ailleurs il ne sait même plus s’il était un humain ou un animal, un garçon ou une fille. Il n’y a strictement rien dans ces scènes qui pourrait donner un véritable point de repère.
La question du temps est tout aussi incertaine. Il y a vers la fin du rêve de la grotte une sorte de cordon ombilical au cours duquel la temporalité se déglingue. « La nuit dernière, j’ai rêvé du futur. Je suis arrivé dans une sorte de machine temporelle. Une cité future était gouvernée par une autorité capable de faire disparaître n’importe qui. Images de jeunes hommes. Quand ils ont trouvé des gens du passé, ils les ont éclairés avec des torches. Un soldat dort dans la forêt. Une lumière a projeté des images d’eux sur un écran depuis le passé, jusqu’à leur arrivée dans le futur. Images d’archives de soldats dans la forêt. Quand ces images sont apparues, ces gens du passé ont disparu. Image d’une homme-singe et d’un soldat. J’avais peur d’être capturé par les autorité, parce que j’avais beaucoup d’amis dans ce futur. Je me suis enfui, mais où que j’aille, ils me retrouvaient. Des soldats posent avec l’homme-singe. Ils m’ont demandé si je connaissais la route, ou cette route. Je leur ai répondu que je ne la connaissais pas. Photo d’un jeune homme photographiant un garçon couché. Et puis j’ai disparu. Photo de traces circulaires dans la terre. » Après cela sa femme retire le bouchon de la dialyse d’Oncle Boonmee et laisse le liquide s’écouler. L’image suivante est un long plan fixe, très contrasté, où son cadavre est partiellement au soleil et partiellement dans l’ombre. Les spectres ont disparu, il ne reste plus que Tong et Jen. Place au vivant.
Le chiasme temporel fait penser à La Jetée (Chris Marker, 1963) ou à l’Armée des douze singes (Terry Gilliam, 1995). En ce cœur du film, passé, futur et présent se mélangent, les mondes sont à la fois séparés et communiquants. L’oncle Boonmee n’est plus l’oncle Boonmee. Si toutes les frontières sont abolies, entre le passé et le présent, les vivants et les morts, le jour et la nuit, le rêve et la réalité, l’humain et l’animal, la raison et l’imagination, l’homme et la nature, l’onirique et le fictif, le récit et le hors-récit, etc., alors pourquoi y aurait-il encore une frontière entre le « je » et l' »autre » ? Ne doivent-ils pas se mélanger eux aussi ? Alors Oncle Boonmee ne se distinguerait plus des autres créatures montrées dans le film. Cette confusion expliquerait l’extraordinaire beauté des scènes de vies antérieures. Inouïes, aussi invisibles que visibles, ces scènes sont trop belles, exagérément belles. Elle n’ont aucune garantie d’existence. Ce sont des mondes perdus, détruits, comme le sera bientôt celui d’Oncle Boonmee. Die Welt ist fort, comme le disait Paul Celan, Le monde est défait, détruit.
Déjà, de son vivant, Boonmie avait perdu son fils qui n’était relié à lui que par quelques photos. Il avait perdu sa femme qu’il aimait, et dont il allait perdre, en mourant, jusqu’au souvenir. Il avait perdu ses propriétés, ses employés, et il était sur le point de laisser partir vers d’autres horizons sa belle-sœur et son neveu, Tong. Il n’y a chez ces survivants ni chagrin pour le mort, ni tristesse, ni nostalgie, ni deuil. Ils prennent acte de la perte des mondes anciens, et se sentent libres de passer à autre chose. Il restera peut-être à la nouvelle génération des biens matériels, de l’argent, mais aucun affect, aucune culpabilité. Ils comptent leurs sous, regardent la télé, vont au restaurant, et pourraient bientôt avoir perdu jusqu’au nom de Boonmee.
Et pourtant c’est un film autobiographique, un film de deuil. Le père de Apichatpong Weerasethakul, médecin, souffrait lui aussi d’insuffisance rénale. Le réalisateur peut voir revenir le corps de son père dans le corps de l’acteur. C’est un retour doux, tranquille, pacifique, qui entraîne avec lui d’autres souvenirs : des films de jeunesse, des bandes dessinées, des récits thaïs, des scènes de guerre, des conflits politiques. La logique de Apichatpong Weerasethakul, c’est que d’un côté ce qui a disparu a disparu pour de vrai, mais que malgré cette disparition effective, sous une autre figure, ça peut toujours revenir. Entre ce qui pourrait revenir dans le futur et ce qui est absent aujourd’hui, il n’y a pas de relation de causalité. Le retour dépend moins de la chose disparue que de la survenue de ce qu’on peut, à la suite de Paul Celan et de Jacques Derrida, nommer un porteur. Le porteur fait advenir un monde qui se présente comme ces scènes inouïes, inimaginables et si belles. A la première partie du vers de Paul Celan, Die Welt ist fort, s’ajoute la seconde, ich muss dich tragen. Nul ne sait si ce qui est porté renvoie à un premier souvenir, authentique (ou supposé tel), ou s’il s’agit d’une invention, d’une production imaginaire (de qui ?). Nul ne sait qui aura été le porteur (animal, végétal, humain, minéral ou peut-être autre chose), mais le résultat est là : les scènes font événement, et on les attribue à l’Oncle Boonmee, comme si c’était lui qui s’en était souvenu ou les avait déjà vécues. Les jeunes d’aujourd’hui n’y pensent pas, ils n’ont que leur vie à vivre même s’il leur arrive parfois de se dédoubler. Les spectres qui étaient revenus à l’esprit d’Oncle Boonmee ont définitivement disparu; et pourtant Apichatpong Weerasethakul réussit à nous convaincre : quelque chose est porté par un porteur.
Il y aura eu, avant Oncle Boonmee, quelque chose d’indéfinissable, inconnaissable, indescriptible, ininscriptible dans quelque succession temporelle déterminée que ce soit. Oncle Boonmee se sera peut-être souvenu de ce quelque chose qu’il aura ressenti comme l’une de ses vies antérieures. Le réalisateur en aura donné une figure, une interprétation, et en ce qui nous concerne, par notre participation de spectateurs, nous aurions dit oui à cette figure, sans rien y comprendre. Nous aurions cru au film, nous lui aurions fait confiance, nous lui aurions répondu. Peut-être aurons-nous été, nous-mêmes, ces porteurs qui auront donné au double désir d’Oncle Boonmee et de Apichatpong Weerasethakul une vie supplémentaire.