Jeanne Dielman, 183 rue du Commerce, 1080 Bruxelles (Chantal Akerman, 1975)

Il faut, pour sauver le cycle répétitif de la vie, abolir tout événement qui viendrait le perturber, au risque de déclencher un événement plus grave encore, plus destructeur encore

La lecture la plus courante de ce film est, à juste titre, féministe. Il s’agit d’une femme, Jeanne Dielman1, qui élève seule son fils Sylvain âgé de 16 ans. On sait que son mari, Georges Dielman2, père de Sylvain, est mort il y a plusieurs années, mais aucune information précise ne nous est donnée sur sa situation matérielle. Elle ne travaille pas à l’extérieur, n’a pas d’emploi salarié, vit dans un deux pièces cuisine qui l’oblige à ouvrir chaque soir le canapé convertible du salon pour que son fils puisse dormir. Le garçon ne se plaint pas. Il aime lire3, va sagement tous les jours en classe, fait ses devoirs, et semble avoir au moins un ami malgré son accent flamand dont, parfois, les élèves se moquent. Jeanne se prostitue avec des hommes, des habitués, qui viennent chez elle exclusivement sur rendez-vous. Sans doute est-elle poussée par le manque d’argent, mais aucune explication ne nous est donnée. Tout se déroule comme d’habitude jusqu’au jour où une série d’incidents inattendus se produisent. 

Reprenons. Le film nous montre en temps réel les activités quotidiennes de Jeanne, son jour-type : préparer le petit déjeuner de son fils, accueillir le bébé qu’une maman lui demande de surveiller pendant quelques minutes4, nettoyer sa cuisine et le reste de l’appartement, faire ses courses, boire un café à la brasserie voisine, prendre l’ascenseur, s’occuper des vêtements et des chaussures, disposer soigneusement une serviette-éponge sur le lit5, recevoir le client (toujours de 17h à 17h30), prendre un bain pour effacer toute trace du rapport sexuel, préparer le dîner6. Le premier jour est conforme au rituel du jour-type7, mais le second jour, au moment où elle reçoit le second client8, quelque chose se détraque9. Elle oublie d’éteindre la lumière du couloir au moment d’accompagner le client vers la sortie, fait brûler les pommes de terre du dîner10, omet de mettre le couvercle sur la soupière en porcelaine dans lequel elle place son argent, jette une cuillère à café qu’elle vient de laver, allume et éteint confusément d’autres lumières. Elle ne se peigne pas, ne pense pas à allumer la radio comme tous les jours. Le soir, elle est en retard, perturbée. Sylvain se rend compte que quelque chose ne va pas et lui propose de ne pas sortir ce soir-là comme ils en ont l’habitude11, elle refuse. Il l’interroge sur ses relations avec son père, lui parle de ses propres interrogations sur la sexualité. Elle répond à côté de la question, raconte comment elle a rencontré son mari. Le lendemain, elle se réveille une heure plus tôt que d’habitude, il y a un trou dans son emploi du temps. Elle reste assise à ne rien faire, attendant impatiemment, fait exprès de faire attendre la maman au bébé. Elle cherche à changer un bouton d’un vêtement mais le bon modèle n’est pas vendu dans les magasins. Son café au lait semble imbuvable, gâté. En revenant de ses courses, elle trouve en bas de l’immeuble un cadeau offert par sa sœur Fernande installée au Canada12. C’est une ravissante chemise de nuit rose, transparente, dont elle veut se débarrasser immédiatement. Pour respecter son horaire, elle attend le client suivant. C’est alors que quelque chose de totalement inattendu arrive : pendant le rapport sexuel, au lieu de rester frigidement couchée en regardant le plafond, après 3 heures 2 minutes de film, on la voit réagir, cligner des yeux, tenter vaguement de repousser l’homme, hésiter, s’agripper au couvre-lit, secouer la tête, ouvrir la bouche, multiplier les gestes désordonnés, se couvrir le visage puis se détendre en même temps que lui. Impossible de savoir ce qu’elle a ressenti, mais elle a ressenti quelque chose, une jouissance probablement mêlée à certain dégoût13. On la voit s’habiller calmement, et pendant que l’homme se repose, saisir le ciseau qu’elle utilisait pour déballer son cadeau, et le frapper directement, à mort, dans sa veine jugulaire14.

Comment interpréter ce film ? Chantal Akerman a déclaré qu’il a été conçu comme un hommage à sa mère Nelly15. Son œuvre, de Saute ma ville (1969) à, No Home Movie (2015), situe les moments importants de la vie dans la cuisine16. Dans Jeanne Dielman, c’est moins un lieu d’échange que le lieu privilégié de la répétition. Nombreuses sont les femmes qui acceptent de réitérer les mêmes gestes, de subir le silence et l’enfermement. Elles passent leur vie dans la cuisine sans se révolter. La révolte de Jeanne prend une forme inattendue, brutale : elle tue le client, son dernier, comme si c’était pour elle une façon de se débarrasser du patriarcat. Nul doute qu’elle le paiera très cher, que c’est pour elle une autre forme de suicide. En le tuant, elle tue aussi toute possibilité et virtualité de plaisir, mais elle ne peut pas faire autrement. Marguerite Duras n’aimait pas cette fin, elle a réagi à Cannes en disant à propos de Jeanne : « Cette femme est une folle ». Cela révèle l’ambivalence du féminisme dans ce film : éliminer le phallus, c’est aussi s’interdire la jouissance. En désexualisant l’actrice, en excluant le male gaze, Chantal Akerman ne réalise ni un film à thèse, ni un film militant : elle propose un film féminin, peut-être le premier film féminin à avoir jamais été tourné17. On a dit de ce film qu’il renversait le langage cinématographique. Il exige du spectateur une autre responsabilité, un autre regard sur les femmes18.

Le film n’est pas réductible à cette interprétation, il y en a d’autres. Après tout Jeanne aurait pu prendre d’autres décisions. Elle aurait pu chercher un travail à l’extérieur, tenter de se remarier comme le lui conseille sa cousine. Elle rejette les conseils qui lui viennent de l’extérieur. Sa solution à elle lui permet de ne jamais vraiment s’éloigner de son appartement, son chez soi, le 183 rue du Commerce sur lequel insiste le titre du film. Elle pratique la prostitution quotidienne comme une sorte de devoir conjugal, dans le lieu familial où elle agit comme mère. C’est un choix de ménagère avisée : rapporter un maximum d’argent en un minimum de temps, tout en évitant de remettre en question son mode de vie. Ce qui lui arrive inopinément peut être nommé : irruption du désir. Il n’y a rien, au début, de sexuel. C’est une suite de changements, de perturbations qui déstabilisent un équilibre atteint à force de refoulements et de renonciations. L’énergie accumulée se décharge d’un coup. Ne sachant pas comment s’en débarrasser, elle sacrifie l’homme qui semble en être la cause. Elle se venge, elle le tue. Il faut détruire cette puissance (phallique)19 qu’elle a voulu nier toute sa vie en organisant son existence de manière millimétrée. Déjà son mari est mort (on ne sait pas comment), alors ce client-là, plus puissant encore que le mari puisqu’il la fait jouir, ce client-là qui n’est pas une personne mais un simple prolongement d’un organe sexuel soudain vivant, menaçant, ce client-là doit être éliminé. Elle sait qu’elle sera punie, qu’elle ira en prison, mais alors au moins elle sera à l’abri. Sacrifier, c’est transférer sur la victime la responsabilité, le poids des fautes. Dans « Saute ma ville », elle se sacrifie elle-même, dans « Jeanne Dielman », elle sacrifie le représentant d’un désir interdit. On ne sait pas exactement ce qu’elle a ressenti, mais un événement est arrivé dans sa vie. À la limite le contenu de l’événement n’est pas essentiel, ce qui n’est pas supportable, c’est qu’un événement puisse surgir. Dans un système entièrement rationalisé, conditionné, l’événement apparaît comme une rupture sans cause, inconditionnée.

Il n’y a dans le film que deux dialogues, tous deux entre le fils et la mère, et qui concernent tous deux la sexualité féminine. Aux questions du fils, aucune autre réponse n’est donnée que le meurtre final. Il y a de l’indicible, et l’indicible est lié au meurtre. Jeanne Dielman ne tue pas un homme singulier pour ce qu’il a fait, elle tue en général, face au silence. Sa réponse répond à l’absence de réponse, à la non-réponse de l’autre20.

Le film se termine par un très long plan (5 minutes)21 où Jeanne reste assise sans bouger dans son salon, la main ensanglantée. On se demande à quoi elle peut penser à ce moment. Pour neutraliser l’événement qui l’envahit toute entière, corps, âme, espace, elle n’a pas d’autre moyen que l’immobilité. La fin brutale du cycle de vie obsessionnellement, patiemment mis en place depuis la mort du mari, l’expose frontalement au vide. Elle a ressenti quelque chose, nous ne savons pas ce que c’est, elle ne le sait peut-être pas elle-même, douleur ou jouissance ou les deux ou aucune des deux, et maintenant qu’elle ne ressent plus rien, cette sensation est elle aussi abolie. Peut-être pourra-t-elle supporter le vide, mais l’événement qui contrecarre le vide, elle ne pourra pas le supporter. Rien n’est plus fragile qu’une répétition apparemment sans faille. Il suffit d’un défaut, une défaillance, un événement imprévu, d’un hasard22, pour faire échouer la redite, la réitération perpétuelle à l’identique. Jeanne doit renoncer au pouvoir qu’elle exerçait sur elle-même, sur son chez soi. Elle est obligée d’accueillir l’autre dans son altérité, dans son propre corps. Ce film féministe se situe aussi, à sa façon, au-delà du féminisme.

  1. Interprétée par Delphine Seyrig. ↩︎
  2. Jeanne mentionne le prénom lors de la lecture de la lettre envoyée par sa sœur depuis le Canada.  ↩︎
  3. On le voit lire au début du film un livre en hollandais, Erik of het klein insectenboek (Godfried Bomans, 1941). Ce livre pour enfants n’a été traduit en français sous le titre Eric au pays des insectes qu’en 2006. Bien qu’il ait été probablement choisi par hasard, il a quelques points communs avec le film. Bomans a caché des Juifs dans sa maison en 1943, et a été reconnu comme Juste. ↩︎
  4. Jamais elle ne fait entrer cette maman dans son appartement, qui demeure strictement intime. ↩︎
  5. Chantal Akerman explique que l’idée de la servette-éponge est celle qui a déclenché chez elle tout le film. C’est donc, semble-t-il, à partir de la prostitution qu’elle a imaginé le scénario. ↩︎
  6. Chaque jour de la semaine, elle répète le même menu, avec une régularité parfaite. ↩︎
  7. On peut comparer ce jour-type à un rituel religieux. Chantal Akerman a vécu jusqu’à l’âge de 8 ans chez son grand-père qui était un Juif très pratiquant. Il y a dans ce choix à la fois un rejet et une nostalgie. ↩︎
  8. Ce moment se situe exactement au milieu du film, comme s’il en était le centre. ↩︎
  9. C’est Chantal Akerman elle-même qui explique que, dès le second client, Jeanne aurait joui – mais ce point n’est pas explicite dans le film. ↩︎
  10. Dans son organisation habituelle, la durée de cuisson est exactement la même que celle de la passe. ↩︎
  11. Il s’agit probablement d’une simple promenade digestive. ↩︎
  12. Tante Fernande pour Sylvain. Chantal Akerman a vécu sa jeunesse entre femmes : les trois sœurs de son père, les trois tantes de sa mère. ↩︎
  13. Il ne s’agit pas de la première jouissance pour elle, mais de la seconde après celle du deuxième jour. Elle est plus intense, plus proche d’un véritable orgasme, ce qui la rend plus inquiétante.  ↩︎
  14. Etrange compétence technique pour cette femme au foyer. ↩︎
  15. Jeanne Dielman raconte à son fils que ses parents étaient déjà morts à la fin de la guerre. On devine qu’ils ont disparu dans les camps de concentration, comme les parents de Nelly Akerman – ce qui explique que celle-ci ait dû habiter chez ses tantes, comme Jeanne Dielman. Chantal Akerman a vécu, elle aussi, en étroite relation avec ses tantes (les sœurs de son père). Cela fait du film, dans le même temps, une autobiographie et une hétérobiographie. ↩︎
  16. Suicide est presque un anagramme de cuisine, à une lettre près – ce lieu étant pour Chantal Akerman étroitement lié à la mort. ↩︎
  17. C’était le sentiment de Delphine Seyrig, qui disait que ce film n’avait pas de précédent. ↩︎
  18. Le film de Sami Frey qui documente le tournage, « Autour de Jeanne Dielman » (1975) est un métafilm qui inaugure ce regard. ↩︎
  19. Chantal Akerman récuse cette dimension phallique. « Elle ne tue pas forcément le phallus, cela aurait pu se produire avec une femme. Elle tue le plaisir. Elle jouit une première fois, elle pense que ça ne se reproduira pas… et elle jouit une seconde fois. Cette jouissance défait lʼordre de son monde. Jusque là, le plaisir tenait dans la reconduction quotidienne des mêmes rituels. Si on touche à ça, si quelque chose surgit en dehors de cette ritualisation, alors elle devient folle » Citée dans les Inrocks, 17 avril 2007. Pourtant le fait est que le film traite de la prostitution, et que ce sont des hommes qui viennent la voir. ↩︎
  20. Le Dieu athée, après l’abandon du judaïsme, c’est aussi celui qui ne répond pas. ↩︎
  21. Nommé froidement dans le scénario : Woman sitting after killing↩︎
  22. Dans une interview, Chantal Akerman précise que Jeanne Dielman est « bardée contre le hasard ». ↩︎
Vues : 2

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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