Spectateurs! (Arnaud Desplechin, 2024)

Témoigner par le cinéma de la faculté du cinéma à témoigner du réel

Quel que soit le film, son genre, son orientation, son style, sa signification, sa valeur, etc., il témoigne de son époque, il est un témoin de son temps, d’un moment de l’histoire, d’un monde et d’un rapport au monde. Le film est réel, il fait partie de ce monde, il n’a besoin d’aucun artefact pour témoigner de la réalité. Par son film, Spectateurs!, Arnaud Desplechin témoigne de cette faculté singulière du cinéma qu’on pourrait nommer, si l’on n’avait pas peur des néologismes, sa témoignabilité. On dit qu’un témoignage n’est valable que si le témoin est présent sur les lieux de l’événement. C’est le cas d’un film, tous les films même les plus artificiels sont présents sur les lieux de leur fabrication. Même un film entièrement produit par IA avec les moyens les plus sophistiqués, même un film totalement dépourvu de rapport analogique avec le monde sensible, même un tel film serait témoin d’une réalité, d’une technologie, l’IA (une IA historique, celle du moment). Par la bouche de Sandra Laugier, Arnaud Desplechin fait parler Stanley Cavell autour duquel s’organisait au départ la commande de ce film1. On ne parle plus de réalisme dans le sens où l’on utilisait le terme à l’époque d’André Bazin, mais on ne peut pas ignorer le réel. Ce film autobiographico-thématique affirme qu’au-delà des styles, des genres ou des motifs, par essence et par structure, le cinéma projette le réel sur l’écran – ce que la peinture tendait à faire sans jamais pouvoir y arriver.

En résumant le film de cette façon, je prends parti, je mets au cœur de mon interprétation (comme il est au cœur du film) Shoah de Claude Lanzmann, un film qui semble gêner bien des critiques au moment où Israel en guerre contre le Hamas à Gaza est accusé de crimes (voire pire) – alors que le précédent film de Desplechin, Frère et sœur (2022), avait été, lui aussi, insupportable à certains critiques en raison de la haine inouïe qui habitait la fratrie. Sur le sujet de Gaza, il y aura sans doute d’autres témoignages filmiques, aussi impressionnants – mais ces autres témoignages n’annulent pas celui des témoins qui parlent dans le film de Lanzmann. Il y avait, depuis quelques années chez Desplechin, la marque d’une angoisse, d’une tristesse, dont par exemple « Les Fantômes d’Ismaël » (2017) et Tromperie (2021) témoignaient. Dans la lecture que j’entreprends de ce film qui commence par montrer des spectateurs qui témoignent de leur expérience, je voudrais me faire, moi aussi, le témoin de l’entreprise desplechienne, le témoin du témoin.

Commençons par lire, je dis bien lire, le texte que Shoshana Felman a consacré au film Shoah sous le titre : L’Âge du Témoignage (en anglais In an Era of Testimony2) (elle est, brièvement, interrogée dans le film). « Témoigner, c’est prendre la responsabilité de la vérité », dit-elle. C’est la réponse à un appel, un engagement, un serment, qui ne peut être émis que par une personne déterminée, unique, irremplaçable. Lanzmann a mis onze ans pour filmer des personnes qui racontent ce qu’ils ont vécu, au présent. La crédibilité de leur témoignage tient au fait qu’ils ont été présents lors de la Shoah, qu’ils ont vu de leurs propres yeux ce qui s’est passé, et qu’à nouveau, ils sont présents devant la caméra de Claude Lanzmann. Le cinéma possède, lui aussi, cette double caractéristique : le présent d’un tournage unique, irremplaçable, daté et situé, suivi par la vision unique, irremplaçable, datée et située, d’un spectateur. Shoshana Felman explique que pour cet événement qui n’aurait pas dû avoir de témoin, il y a trois types de témoignage : les victimes, les perpétrateurs, les habitants du voisinage, qui parlent souvent trois langues différentes (voire plus). Aucun témoignage ne se prétend neutre, objectif, chacun est un point de vue situé dans un rapport unique au présent de son élocution. Chaque témoignage est singulier, et les personnes présentes, le traducteur, le réalisateur ou l’historien se muent tous trois en témoins, témoins du témoignage, témoins de la parole des témoins. Il faut longtemps, presque dix heures, pour entendre ces récits qui ne produisent pas des connaissances mais, selon les termes de Lanzmann, donnent lieu à une incarnation, une résurrection des événements évoqués. Alors qu’usuellement l’histoire traite de faits disparus, morts, oubliés, ici les faits reviennent à la vie. Le réalisateur, qui est signataire du film (à la première personne) est aussi narrateur, interviewer et enquêteur, mais jamais il ne parle en son propre nom. Il introduit, interroge, relance, mais sa voix ne dit rien, elle brise par son silence le silence des témoins qui parlent pour eux-mêmes, de leur propre voix. 

Tout film n’est pas ShoahShoah est un film unique pour un événement unique, mais tout film peut être porteur d’une trace de ce type. Tout film raconte, au présent, quelque chose qui a été oublié. Pour expliquer cet étrange phénomène de témoignage, Arnaud Desplechin demande à son ami Kent Jones de raconter un midrash hassidique dont voici le texte complet, tel que retranscrit par Elie Wiesel : 

« Lorsque le grand Rabbi Baal Shem-Tov voyait qu’un malheur se tramait contre son peuple, il avait pour habitude d’aller se recueillir à un certain endroit dans la forêt, là, il allumait un feu, récitait une certaine prière et le miracle s’accomplissait, révoquant le malheur. Plus tard, lorsque son disciple, le célèbre Maguid de Mezeritsch devait intervenir auprès du ciel pour les mêmes raisons, il se rendait au même endroit dans la forêt et disait : Maître de l’univers, prête l’oreille. Je ne sais pas comment allumer le feu, mais je suis encore capable de réciter la prière. Et le miracle s’accomplissait. Plus tard, le Rabbi Moshe-Leib de Sassov, pour sauver son peuple, allait aussi dans la forêt et disait : je ne sais pas comment allumer le feu, je ne connais pas la prière, mais je peux situer l’endroit et cela devrait suffire. Et cela suffisait là encore, le miracle s’accomplissait. Puis ce fut le tour de Rabbi Israël de Rizsin d’écarter la menace. Assis sur son fauteuil, il prenait sa tête entre ses mains et parlait à Dieu : je suis incapable d’allumer le feu, je ne connais pas la prière, je ne peux même pas trouver l’endroit de la forêt. Tout ce que je sais faire, c’est raconter cette histoire. Cela devrait suffire. Et cela suffisait ».

La toute dernière histoire racontée, c’est comme si c’était un film – par exemple « Les Fantômes d’Ismaël » (Arnaud Desplechin, 2017), qui raconte la disparition d’une femme qui se sera proclamée morte sans être vraiment morte. Même s’il n’y a plus rien, il en reste toujours quelque chose, une trace. Un récit qui ne raconte presque rien du réel témoigne quand même d’un réel. C’est donc lui-même sous le nom de Paul Dedalus interprété par quatre acteurs différents plus une actrice (Olga Milshtein, dans la séquence du bar, qui en appelle au spectateur par un regard-camera ostensible) qui témoigne (par son film) en une introduction, douze chapitres et un épilogue, avec l’aide de la grand-mère Françoise Lebrun qui ne peut pas ne pas évoquer Eric Rohmer. Son témoignage n’est pas homogène, il est différent selon ses quatre incarnations : un enfant interprété par Louis Birman, un adolescent de 14 ans interprété par Milo Machado-Graner (le jeune aveugle d’Anatomie d’une Chute (Justine Triet, 2023), un autre film qui démontre que seul le témoignage peut étayer la vérité), un sosie de Jean-Pierre Leaud (Sam Chemoul), l’acteur noir Salif Cissé, chaque fois un autre témoin, une autre façon d’être dans le film ou d’être un film, un autre point de vue sur le réel qui représente la multiplicité des spectateurs, l’hétérogénéité dont témoignent dès le début quelques-uns de ces spectateurs en prenant la parole. 

À part ça 53 extraits de films représentent la multiplicité infinie du réel3, dont on ne peut citer qu’un échantillon : Temps de l’innocence (Martin Scorsese, 1993), avec l’échange de regards amoureux entre Daniel Day-Lewis et Michelle Pfeiffer, Fantomas (André Hunebelle, 1964), son premier film vu à l’âge de 7 ans, Cris et Chuchotements (Ingmar Bergman, 1972), premier film interdit aux moins de 16 ans vu en salle à 14 ans, Voyage au bout de l’enfer (Michael Cimino, 1979), pour déborder les limites de l’écran, La maison du docteur Edwardes (Alfred Hitchcock, 1945) pour comparer l’écran de cinéma à l’aversion pour la couleur blanche de Gregory Peck, ou encore Peggy Sue s’est mariée! (Francis Ford Coppola, 1986), pour évoquer le jeune homme courtisé par deux filles à la sortie d’une projection. Mais passons sur cette liste, qui pourrait vite devenir assommante si l’on oubliait qu’à chaque fois, chaque film témoigne d’un réel.

  1. Le producteur Charles Gillibert demandait à Arnaud Desplechin de réaliser un documentaire sur Stanley Cavell, mais il a fait tout autre chose. ↩︎
  2. Ce texte paru en 1991 a été réédité comme septième chapitre du livre de Shoshana Felman Testimony, Crises in Literature, Psychoanalysis and History (1992). Il y porte le titre : « Le Retour de la Voix : Shoah de Claude Lanzmann ». Il aura fallu, pour témoigner à notre époque, que la voix revienne. ↩︎
  3. S’il avait voulu être entièrement conforme à la tradition juive, il en aurait choisi 70. ↩︎

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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