Sainte Fille (Lucrecia Martel, 2004)

Pour se sauver soi-même, il est préférable de pardonner : punir l’autre, ce serait se punir soi-même et s’interdire la transgression

C’est l’hiver à La Ciénaga, cette ville du nord de l’Argentine qui était déjà le théâtre du précédent film de Lucrecia Martel, La ciénaga ce qui laisse supposer qu’il y a, dans ce film aussi, une certaine dimension autobiographique. Le film commence par un cours de catéchisme donné à des adolescentes de 16 ans. La professeure, très émue, chante a cappella un cantique. Elle discute avec ses élèves. Comment savoir ce que Dieu attend de nous ? Quel est mon rôle dans le plan divin ? Dieu nous appelle pour se sauver et nous sauver. Chacune est invitée à parler de sa foi. Parmi elles, il y a deux amies, Amalia et Josefina. Elles évoquent un autre sujet : les baisers avec la langue, notamment ceux qui semblent faire jouir la professeure de religion. Josefina est issue d’une famille traditionnelle. Non loin de chez elle se trouve le vieil Hôtel Termas, propriété de la famille d’Amalia. Celle-ci y vit avec sa mère divorcée, Helena, dont l’ex mari (Manuel) va bientôt devenir père de deux jumeaux avec une autre femme, son oncle Freddy (un incapable, comme la plupart des hommes chez Lucrecia Martel), et aussi avec la dénommée Mirta, une vieille femme du genre castratrice indispensable pour gérer l’hôtel.

Dans l’hôtel, un congrès d’otorhino-laryngologistes se réunit, tandis que dans la rue, un joueur de thérémine provoque un attroupement. Tandis qu’Amalia écoute, le docteur Jano s’approche derrière elle, et presse son sexe contre ses fesses. Elle tourne la tête, il s’enfuit. Plus tard, Amalia le reconnaît. Dans la piscine de l’hôtel, en présence de sa mère et du Dr Jano, Amalia prie la Vierge. Freddy oublie les clefs de sa chambre et dort chez sa sœur, avec laquelle il a une relation ambiguë. Le Dr Jano parle au téléphone avec sa femme. Le soir, dans le lit, Amalia fait une nouvelle prière. Quelque chose s’est passé en elle, elle se sent différente, le blanc est plus blanc. Elle demande à sa copine si la vocation, ce peut être de sauver une seule personne ? Oui, c’est suffisant, répond Josefina. Il semble que sa décision par rapport au docteur soit déjà prise. Ils se croisent dans le même ascenseur. Dans la chambre du Dr Jano, elle renifle sa propre odeur, comme si cette odeur aussi avait changé. 

On présente Helena au Dr Jano. Elle a été plongeuse de haut vol dans sa jeunesse, ce qui explique peut-être ses acouphènes. La femme de Manuel voudrait lui parler au téléphone, mais elle refuse. On entend à nouveau le thérémine. Tandis qu’Helena rencontre le Dr Jano dans l’ascenseur, Amalia sent à nouveau sa propre odeur (comme si cette odeur trahissait son désir). Chez Joséfina, Amalia dit qu’elle a une mission – et soudain un homme tombe d’un étage supérieur devant leur fenêtre. Il est nu, mais il marche. C’est un miracle. Amalia retrouve sa mère à l’hôtel. Elles se serrent dans les bras.

Helena invite le Dr Jano à déjeuner. Il aime la musique et demande à Helena où est sa fille – sans savoir que sa fille est celle qu’il a touchée dans la foule. Elle lui parle de ses acouphènes. S’il s’intéresse à elle, on ne sait pas si c’est pour elle, ou parce qu’il a besoin d’une patiente pour la démonstration qui clôturera le congrès. Une autre scène de piscine, entre Helena et le Dr Jano. Nouveau cours de religion, où il s’agit encore de sauver quelqu’un. Le Dr Jano demande à Helena de participer à la scène de consultation qui clôturera le congrès, sur les acouphènes. 

On se retrouve à nouveau dehors, le même musicien joue du même instrument. Cette fois, c’est Amalia qui se poste devant le Dr Jano. Il réitère son geste (sexe contre fesses), de manière appuyée et longue, sans qu’elle réagisse. Elle essaie de lui prendre la main, il s’enfuit. Elle le regarde fixement sans rien dire. 

Nouveau cours de religion : elles chantent. On fait un test d’audition sur Helena. On essaye le thérémine dans l’hôtel. A la piscine, Amalia provoque le Dr Jano en tapant rythmiquement sur une porte. Le docteur comprend parfaitement l’allusion, il se sait démasqué, il est inquiet. Elle le suit quand il revient dans sa chambre. Il la fait entrer et la menace. Il lui donne de l’argent, lui dit de partir et de ne pas revenir à l’hôtel (il ne sait toujours pas qu’elle est la fille de la propriétaire). Amalia raconte tout à Josefina et lui dit : je sais ce que je dois faire. Il faut le dire à quelqu’un, dénoncer le docteur dit Josefina. Amalia ne veut pas : C’est ma mission, ne dis pas un seul mot. Josefina retrouve son petit ami – comme si pour elle, faire l’amour était moins grave que le geste du docteur. 

Helena et le Dr Jano répètent la scène finale. On entend le thérémine, sans trop savoir s’il est dehors ou dedans. Helena présente sa fille Amalia au docteur Jano – c’est alors qu’il comprend la situation. Amalia se met derrière lui (inversion des postures), le regarde. Il s’en va. Il prend l’ascenseur pour revenir dans sa chambre. On l’appelle. C’est sa femme qui annonce sa venue au téléphone. Il voit passer Amalia en maillot de bain qui revient de la piscine. Il essaie de dissuader sa femme de venir. Amalia va se coucher, elle semble se masturber dans son lit. 

Le bruit court selon lequel il y aurait un problème entre un médecin et une fille. Il s’agit d’un autre médecin, le Dr Vesalio, dont on dit qu’il ne peut pas résister à ses pulsions sexuelles. Ce genre de chose arrive à chaque congrès, dit-on. Helena est mécontente contre le Dr Vesalia qui a disparu sans prévenir. Amalia prie encore tandis que Josefina, qui a couché avec son petit ami, fait mine de rechercher les stigmates sur ses mains. Josefina embrasse Amalia sur la bouche pour la forcer à ouvrir la bouche et dénoncer le Dr Jano – mais Amalia ne cède pas.

Helena est inquiète car le Dr Jano a disparu. Elle envoie Freddy (qui passe son temps à se peigner) voir s’il va bien. Freddy a connu le Dr Jano dans sa jeunesse. Celui-ci attend l’arrivée de sa femme. Freddy veut faire revenir ses enfants pour gérer l’hôtel à la place de Mirta. Amalia est malade. Un médecin vient. La famille du Dr Jano arrive. A la piscine, Amalia, qui se baigne, le regarde fixement. Il se sent coupable, il est totalement en son pouvoir. Josefina raconte à sa mère ce qui s’est passé entre Amalia et le docteur. Amalia va voir le docteur dans sa chambre. Il lui dit qu’il va tout avouer à Helena. Amalia : je voulais vous dire quelque chose. Elle lui parle à l’oreille (le spectateur n’entend pas). Puis tout haut : Vous êtes un homme bien. Puis à nouveau : Vous êtes un homme bien. Il se sent coupable. Elle veut l’embrasser. Il la repousse. Elle se couche en se cachant les yeux. Il a peur de lui avoir fait mal.

Le Dr Jano va voir Helena, mais Helena le prend dans ses bras et il n’ose rien lui dire. Helena croit qu’il est ému parce qu’il veut lui parler de son attirance pour elle, mais il s’agit de tout autre chose. Quiproquo. Finalement il manque de courage. Elle l’embrasse, et lui aussi l’embrasse. Après avoir repoussé la fille, il embrasse la mère, mais dans les deux cas c’est presque involontaire, à son corps défendant.

La mère de Josefina entre dans l’hôtel en même temps que la famille du Dr Jano. Elle veut parler à Helena. Le congrès reprend pour la scène finale. Quelqu’un dit au Dr Jano qu’un scandale va être dénoncé. Le Dr Jano comprend, il met sa blouse de docteur et monte sur scène avec Helena, qui semble très heureuse d’être là. On l’applaudit. 

Les parents de Josefina attendent dans une autre pièce. Pendant ce temps, Amalia se baigne dans la piscine. Josefina vient la voir. Elles nagent. Tu es ma soeur dit Josefina, je te soutiendrai toujours – alors qu’elle vient de la trahir.

Entre les deux amies qu’on voit nager ensemble à la fin du film, il y a une certaine proximité, une complicité d’âge qui masque une différence majeure d’éthique qui explosera à la fin du film. C’est cette différence qui nous intéresse entre une Josefina déjà active sexuellement et une Amalia encore tout à fait vierge mais largement délurée par le comportement de ses proches. Le paradoxe, c’est qu’à la fin du film, la plus « libérée » exigera le châtiment du fauteur, tandis que la plus « naïve » voudra l’innocenter. Victime d’un quasi-viol, d’un attouchement non consenti, Amalia voudra sauver le Dr Jano que Josefina enverra au tribunal des bonnes mœurs. Toute la question est de savoir ce qui les différencie. Quand Amalia dit au docteur : Vous êtes un homme bon, qu’est-ce qu’elle entend par bonté ? Et quand Joséfina déclenche le scandale, c’est au nom de quelles valeurs ? Est-il vraiment légitime de détruire la carrière d’un homme en présence de sa femme et de ses deux fils pour un simple attouchement qui n’a déclenché sur le moment aucune réaction ? La question a été posée avec encore plus de force dans l’espace public avec le mouvement #MeToo de 2019. Tout ce passe comme si Amalia s’interrogeait sur la justice, une justice à venir qui reste à inventer, tandis que Joséfina savait déjà ce qu’est la justice, une justice déjà faite, déjà constituée, qu’il est urgent d’appliquer. 

Si l’on en croit le titre du film, la sainte n’est pas celle qui dénonce, c’est celle qui ne dénonce pas et parle à l’oreille du médecin. On ne sait pas ce qu’elle lui dit, cela reste inconnu pour le spectateur, mais après elle se jette dans ses bras. C’est lui qui la repousse en touchant ses deux yeux – bref instant d’aveuglement. La punition sociale est inéluctable, mais pas celle de l’autre (la victime). Grande leçon de féminisme, longtemps avant #metoo et peut-être aussi longtemps après – comme si Lucrecia Martel avait déjà repéré l’au-delà de la révolte féminine. 

C’est un film sur une lignée de femmes : Mirta – Helena – Amalia – Josefina dont les vies professionnelles, affectives, sexuelles se mêlent. 

C’est un film sur l’écoute, l’oreille, l’audition. Dès le générique, tandis que les lettres circulent d’un nom à l’autre, une voix féminine chante un chant d’église. La chanteuse en appelle au Seigneur. Très émue, elle manque d’air, elle tourne pour cacher son visage, elle pleure. Puis dès la fin du cours de religion, on entend l’instrument qui reviendra à plusieurs reprises, dans les moments cruciaux du film : le thérémine, cet objet dont on joue à travers un champ magnétique sans avoir à la toucher. Noli me tangere, pourrait-il dire, un précepte que nul ne met en pratique dans le film. Tandis qu’elle écoute cette musique étrange qui semble aller directement dans l’au-delà, Amalia est touchée, dans tous les sens du terme, au bas de son dos et dans son esprit. Sa mère Helena, qui entend sans arrêt des acouphènes qui viennent jusqu’à nous dans la bande-son, a un problème d’audition. La relation entre Helena et le docteur Jano, spécialiste des problèmes d’oreille, se déploie. Il y a ce qu’Helena veut entendre et ce qu’elle n’entend pas : la souffrance de sa fille, le bonheur de son ex-mari dont la nouvelle femme attend des jumeaux, la réserve du Dr Jano. Elle est, dit-elle, toujours la dernière à entendre les nouvelles. 

Si l’oreille, l’audition, a une telle importance dans cette histoire, c’est parce qu’elle est indissociable de ce qui se passe dans l’esprit d’Amalia, ce combat qui conduit à une décision qui s’impose à elle, comme si elle l’entendait venir du dehors. La question des acouphènes est à rapprocher de l’acousmatique dans le premier film de Lucrecia Martel, La ciénaga. Helena entend quelque chose, mais la source de ce qu’elle entend est indéterminée. Il y a chaque fois un manque d’audition, une écoute ratée. Amalia est elle aussi à l’écoute, et doit faire avec la même indétermination. 

Comment cette thématique de l’écoute s’articule-t-elle avec l’autre thématique, celle du pardon ? Amalia est à l’écoute d’une certaine parole qui n’est pas nécessairement la parole religieuse – même si parfois elle se rassure en prononçant une prière. Elle semble pardonner à l’homme qui l’a agressée sexuellement. Mais ce n’est pas le seul pardon, il y en a plusieurs : il faut qu’elle se pardonne sa propre ambivalence, ce qui reste opaque dans son attirance vers lui (désir et culpabilité), et qu’elle auto-pardonne en outre son ambition, son souhait d’accomplir, elle, une mission admirable, de contribuer au salut de quelqu’un, une seule personne. Elle affirme par le pardon sa propre volonté de rachat, de repentir, et sa souveraineté d’adolescente.

Après avoir subi et aussi connu ce qu’on peut qualifier de quasi-viol (la pression d’un sexe d’homme sur ses fesses), Amalia voit l’homme se baigner dans la piscine. Elle prononce une prière à la Vierge – comme pour compenser un certain désir. À la piscine, elle regarde le docteur Jano se baigner. Pendant ce temps il regarde sa mère Helena se baigner. Celle-ci se tient l’oreille (à cause des acouphènes). Helena reproche à Amalia ses prières, elle ne peut pas comprendre, il faut croire que décidément elle n’entend rien. Il ne faut qu’une nuit de sommeil à Amalia pour décider de sauver le Dr Jano. En le sauvant, elle se sauvera elle-même, elle répondra à l’appel de la Vierge ou de Dieu. C’est le moment de sa sanctification. Déjà elle-même est coupable, elle se situe sur le même plan que lui, elle se pardonne en lui pardonnant. La deuxième fois, elle le fera en sachant qu’elle prend la place de la mère, mais lui ne sait rien, il pense que c’est une fille de la rue. 

Ce film est chrétien au-delà du christianisme. En pardonnant silencieusement, sans punition ni condition, Helena ne procure pas seulement le salut (celui du Dr Jano et aussi le sien), elle s’ouvre, à elle-même, la possibilité du sexuel.

Vues : 3

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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