Un été avec Monika (film d’Ingmar Bergman, 1953)
Un regard dans le film en appelle au-delà du film à un autre regard qui témoigne d’une alliance oto-biographique
Résumé
Harry, 19 ans, garçon livreur dans une entreprise de Stockholm, qui vit seul avec un père veuf, et Monika, 17 ans, ouvrière dans un magasin d’alimentation, font connaissance dans un petit café ouvrier. Ils vont au cinéma, voir un film intitulé Rêve de femmes. En rentrant dans son appartement misérable, Monika rêve d’évasion. Elle affronte les voisins entreprenants, son père alcoolique. Impossible pour elle de continuer à vivre là : elle fait sa valise et part se réfugier chez Harry. Celui-ci craignant l’arrivée de sa tante propose à Monika de passer la nuit dans le canot à moteur de son père. Le lendemain Harry arrive encore une fois en retard à son travail. Il se fait renvoyer et décide de s’enfuir avec Monika loin de Stockholm (du bateau on voit toute la ville, c’est comme un documentaire – on se croirait à Venise). On est au début du printemps. Les amants se réveillent sur l’île d’Ornö. Ils ont tout ce qu’il faut pour camper. En short, Monika est plus séduisante que jamais. On la voit seule à l’écran s’asperger d’eau froide. Ils s’embrassent. L’image s’attarde sur leur peau, leurs caresses, leur sentiment de triomphe et de liberté. Il reste habillé comme en ville, elle se montre nue, se baigne1. Ils vont danser, mais le retour vers la civilisation ne les emballe pas. Il parle d’avenir, il voudrait devenir ingénieur. Un campeur, peut-être jaloux, sans aucun motif précis, essaie d’incendier leur bateau. Ils s’amusent un peu mais c’est difficile, il faut qu’ils aillent voler de la nourriture dans une maison. Elle se fait prendre, elle se sauve. Elle en a marre, le ciel est menaçant. Elle lui fait des reproches. Alors vient la célèbre phrase : Je vais avoir un bébé et je n’ai rien à me mettre. Elle ne veut ni rester ni partir, elle pleure. La fin de l’été approche, ils n’ont plus d’argent. Nous avons passé un bel été dit-il. Elle regrette de ne plus aller au cinéma. Il faut revenir à Stockholm. Retour à Stockholm. On repasse sous les mêmes ponts, on croise les mêmes bateaux, mais tout est plus sombre. 19 et 17 ans, il faut une dispense spéciale pour les marier. Il trouve un travail dans la mécanique. Elle n’est pas mécontente d’avoir eu une fille, mais ne se lève pas pour la bercer. C’est lui qui s’occupe d’elle, tout en préparant ses études et en travaillant le lendemain matin. Il n’y a pas assez d’argent, elle réitère les mêmes reproches : On ne va pas au cinéma, je n’ai rien à me mettre. La tante d’Harry joue le rôle de la grand-mère. Monika en a assez d’être à la maison, elle va au café et rencontre un autre garçon. Soudain il y a le regard-caméra : elle nous regarde droit dans les yeux, plusieurs secondes, et la décision est prise. Scènes de la grande ville. Harry rentre à la maison plus tôt que prévu. Instantanément il a compris : Monika a disparu. Il pleure. Ils se retrouvent, se disputent, il n’y a rien à faire. Elle avoue qu’elle a couché avec un autre homme. Il est en colère, il la bat. Elle met le tailleur qu’elle a acheté avec l’argent du loyer et s’en va sans un regard pour l’enfant. Cette fois-ci c’est définitif. Il reste avec le bébé, lui sourit. Puis vient un (et même deux) très court(s) regard(s)-caméra de Harry, rarement mentionné(s) par les commentateurs. Il y a, malgré tout, de la reconnaissance et du bonheur dans ce regard. L’aventure valait la peine d’être vécue. Avec Monika, jamais personne ne serai aussi heureux qu’il l’a été avec Monika (sauf peut-être Ingmar Bergman lui -même, qui a vécu 5 ans avec Harriett Anderson, l’actrice qui joue Monika).
Le film peut être analysé comme une série d’anneaux.
A. AUTOBIOGRAPHIE.
Anneau n°1 : Dans la vie de Harriett Andersson.
L’actrice a 20 ans, elle a déjà joué dans quelques petits films, c’est son premier grand rôle. Lors du casting, elle ne comprend pas immédiatement que son rôle, c’est elle-même. Cela n’apparaît que peu à peu, quand Ingmar la laisse choisir ses vêtements, quand il l’invite à exprimer sa personnalité. Elle invente le film, le transforme, et sa vie sera transformée par le film.
Anneau n°2 : Le film dans le film.
La première fois que Monika et Harry sortent ensemble, c’est pour aller au cinéma. Harry, tourné vers Monika, ne semble pas passionné, tandis que Monika, entièrement absorbée par sa contemplation, pleure abondamment. On n’apprendra le titre du film, Rêves de femmes, que plus tard, quand Monika qui commence à trouver long leur périple autour de l’île d’Orno, se plaint : « Nous ne sommes pas allés au cinéma depuis Rêves de femmes« . Et Harry de rétorquer : « Mais notre voyage, c’est un rêve ». Deux ans plus tard, Bergman réalisera un autre film dans lequel Harriett tiendra l’un des deux rôles principaux. Dans ce nouveau Rêves de femmes, les personnages féminins sont lâchés par des hommes plus âgés qu’elles. Or c’est justement vers cela qu’Harriett (l’actrice), quelques années plus tard, se dirige. Le film dans le film, d’abord fictif, est tourné par Ingmar après avoir été vu par Monika, puis il est tourné avec Harriett sur un scénario d’Ingmar. Le second temps précède le premier, qui lui-même précède le second. Le cinéma manque à Monika, comme si le rêve qu’il procure était le véritable réel (ou la vraie vie); tandis qu’à Harry, il ne manque pas, car il a le sentiment d’être à l’intérieur du film (il n’aspire à aucun rêve supplémentaire). La fin de l’histoire viendra boucler ce second anneau : Monika s’écartera de Harry, poursuivant son rêve vers un hors-film, tandis que Harry, leur bébé dans les bras, ne sortira jamais du film.
Anneau n°3 : Harriett et Ingmar.
Entre Harriett (l’actrice), Ingmar (le réalisateur), Monika (le personnage), Ingmar (l’homme), c’est une seconde double boucle. Le rêve de Monika est dans le film, mais ce rêve est aussi dehors, dans une autre vie virtuelle, et aussi dans la vie bien réelle qu’elle a partagée avec le réalisateur qui a abandonné pour elle une femme et un enfant, qui s’ajoutait aux quatre qu’il avait abandonnés précédemment. A noter qu’avec Harriett, Ingmar n’a pas eu d’enfants. En laissant sa progéniture derrière lui, il imite Monika qui abandonne son bébé, à moins que ce ne soit elle qui l’imite. avec cette différence qu’il s’agit pour elle d’une imitation fictive et unique. Monika sort de la fiction pour vivre avec lui, tandis qu’Ingmar ne cesse de vivre et de répéter ce qu’il a introduit dans la fiction (l’abandon des enfants).
Anneau n°4 : Entre les films d’Ingmar Bergman.
Avant Un été avec Monika (tourné en 1952), Bergman avait tourné en extérieurs, dans l’archipel de Stockholm, Jeux d’été (en 1950), son premier film personnel. Puis il sélectionne Harriett pendant le tournage de L’Attente des femmes (sorti en 1952), avant de la faire jouer dans La Nuit des forains (1953), Une leçon d’amour (1954), Rêves de femmes (1955) et Sourire d’une nuit d’été (1955). Chaque été un film, dans une succession de boucles, les récits de l’un semblant répondre ou reprendre des éléments de l’autre, avant ou après, jusqu’à l’arrêt brutal du Septième Sceau (1957), cette étreinte mortelle avec laquelle s’interrompt la relation avec Harriett.
Anneau n°5 : Dans le récit.
Le film est l’histoire d’un couple qui s’unit, s’allie par le sacrement du mariage avant de se désagréger de la manière la plus abrupte. A la fin, tout s’arrête. Si La vie doit être un film, il faut qu’elle s’interrompe comme lui. La fin de ce film est comme la fin d’une vie, il n’y a plus d’alliance qui vaille, tous les contrats et possessions sont suspendues. C’est la plus grande menace. Si le film a été considéré comme transgressif au moment de sa sortie (et encore aujourd’hui), c’est parce qu’il n’y a ni ordre, ni survie, sans contrats. Cette transgression n’est pas totalement épuisée – si le film n’était pas dangereux, on n’aurait pas de raison de le noyer dans les commentaires (comme nous).
Anneau n°6 : Le réel d’aujourd’hui.
Jean-Luc Nancy explique (Trafic n°50, p189) qu’aujourd’hui, le cinéma met en jeu notre être. Il montre le réel « en tant que tel » qui se détache de nous comme un écran où nous nous projetons, avec nos contrats et nos alliances. L’exemple qu’il donne est justement celui de Monika où l’héroïne, dans sa fuite onirique, ne regrette qu’une chose de la vie urbaine : le cinéma. Cette mise en abyme (le personnage d’un film qui se rend lui-même au cinéma, pour voir un film où il peut rêver de sa propre histoire) n’est pas une simple figure de rhétorique. C’est la façon dont le réel peut trouver sa consistance, ses possibilités et ses impossibilités.
B. OTOBIOGRAPHIE.
Anneau n°7 : Entre film et hors-film, le regard-caméra.
Le long et célèbre regard-caméra de Monika (à 1:19) est le lieu où le film rompt avec lui-même et communique avec le hors-film. C’est un moment intense de bifurcation. Le fond s’efface, le jour s’obscurcit et pendant plusieurs secondes, son regard se tourne vers nous. Il s’adresse à nous sans révéler ce qu’elle regarde, elle. Est-ce vraiment le spectateur, la caméra, ou autre chose, un tout autre point focal, une idée intérieure ou un fantasme filmique qui, entre Harriett (l’actrice) et Monika (le personnage), lui reste à jamais énigmatique ? Ce n’est pas le premier regard-caméra au cinéma, loin de là, mais c’est le premier regard direct et impudique. Monika n’est pas un garce, c’est un mystère absolu, buté et limpide, un regard qui n’appartient qu’aux femmes dit Catherine Breillat. Avec elle commence une lignée qui passera par Brigitte Bardot et Anna Karina.
Là commence le dialogue avec chaque spectateur, qui doit avoir son propre jugement sur ce qui se passe. Monika lui dit : « Débrouille-toi ! », et Bergman lui-même aurait répondu : « Mon regard sur Monika, c’est ce qui confère la vie à ce film ».
Ce n’est pas Monika qui dit « je suis vivante ». Il n’y a plus en elle aucune vie, ce n’est qu’un film, mais le film a un pouvoir, il oblige le spectateur à se dire : « Je dois répondre à l’injonction qui est dans ce regard, même si je ne sais pas ce que c’est, même si je n’en connais pas le contenu ». C’est un regard qui fait vivre par sa promesse. Ce que je n’avais pas osé me promettre à moi-même, voilà que je le désire.
Anneau n°8 : Un moment abrahamique.
C’est une moderne Abraham qui abandonnera tout, mari et enfant, pour cette mise en abyme, pour ce rêve. Il y a quelque chose de mystique dans ce geste. « De quel droit me jugez-vous? dit-elle. Bien qu’il y ait d’autres regards-caméra dans le film (deux pour Harry), ils n’ont pas la même valeur. Monika prend à témoin le spectateur, et en même temps lui résiste.
Anneau n°9 : Otobiographie.
Après les multiples anneaux autobiographiques, le film est une promesse, un appel à une troisième oreille qui entendra, peut-être, plus tard, autre chose (Nietzsche). Nous sommes sommés d’avoir cette écoute – bien qu’elle ne s’arrête pas à nous, elle va au-delà.
Anneau n°10 : Plus que la vie.
L’intérêt d’un film ancien comme celui-là, très commenté, c’est qu’il s’enrichit à chaque commentaire. Il y a aussi les remakes, par exemple Anna Karina dans Pierrot le fou (une femme libre, je veux vivre), ou L’enfant sauvage de Truffaut, pour l’extériorité irréductible du personnage. Entre moi et moi, mon regard et le regard qui me regarde, c’est le retour du présent, de l’auto-hétéro-affection.
- c’est le moment où, selon la chronique, Bergman serait tombé amoureux d’elle. ↩︎