Presence (Steven Soderbergh, 2024)

Le rêve du réalisateur : une caméra qui, se faisant passer pour un spectre, possède la faculté d’intervenir sur ce qu’elle filme

L’équation de base du film, c’est CAMERA = SPECTRE, ou bien SPECTRE = CAMERA. Tout ce qu’on peut dire de cette chose, de cet objet, c’est qu’il/elle est dans la maison depuis le début. Si l’on se place du point de vue de la fabrication du film, il s’agit d’une caméra. Nous savons qu’elle est portée et déplacée par le réalisateur lui-même, en tant que chef-opérateur1. C’est lui le voyeur qui monte et descend les escaliers, court d’une pièce à une autre. Il n’y a pas d’ambiguïté, il a tout organisé. Mais si l’on se situe à l’intérieur de la fiction, ce qui est la position habituelle du spectateur, alors tout change. Il ne s’agit plus d’une caméra, mais d’un spectre. On est sûr qu’il est dans la maison pendant toute la durée du film, mais il peut aussi, éventuellement, y avoir été avant ou après. On ne peut pas savoir qui il est. Comme il était déjà présent au moment de l’arrivée de la famille Paynes, on peut supposer qu’il lui est extérieur, étranger. C’est le cas généralement d’une maison hantée : avant la mise en vente de la maison, avant ces propriétaires-là, il était déjà présent. Il est lié aux lieux, à la stabilité des lieux , et non pas aux habitants de passage. Dans la fiction du film, il s’attache à la famille, prend parti pour les uns et contre les autres. Ce n’est pas une simple caméra, ou c’est une caméra qui aurait des super-pouvoirs : précisément ceux du scénariste-réalisateur qui a le droit de changer l’histoire à son gré. 

Il est notable que ce film soit sorti la même année que Here (Robert Zemeckis, 2024). Dans Here, la caméra est fixe, immobile. Elle ne prend pas le point de vue d’un personnage, mais celui de la maison. Aucun jugement n’est porté sur les habitants, si ce n’est le constat, un peu désespéré, de la fin d’un monde (ou de plusieurs). Dans Présence, la maison n’est qu’un décor, ce sont les habitants qui comptent, y compris l’habitant spectral. Dans les deux cas la maison fait difficilement office de chez soi stable, rassurant. Elle est le lieu d’un échec, d’un dysfonctionnement, d’une tragédie. Là où l’on devrait se croire le plus protégé, dans son domicile, on est observé par un juge engagé, intransigeant, une autorité extérieure qui prétend distinguer à coup sûr le bien du mal et fait en sorte que ce soit son point de vue qui triomphe. La caméra-spectre se transforme en protagoniste, en surmoi impulsif (haine et empathie mêlés) qui intervient directement pour transformer la réalité. La chimère mi-caméra, mi-spectre, qu’on pourrait nommer par abus de néologisme caméspectre2, est une puissance sauvage qui gouverne le devenir de la famille. L’histoire raconte la détresse de Chloé, jeune fille qui aurait pu subir le même sort que deux de ses amies assassinées par Ryan, un minable tueur au fentanyl qui travestit ses meurtres en overdose, et le retournement de situation par lequel son frère ennemi Tyler la sauve en se sacrifiant. À la fin du film, la personne la plus cruellement punie est la mère, Rebecca, cette femme alcoolique qui préfère son fils champion de natation à sa fille. Rebecca a tous les défauts : en plus d’être une mauvaise mère, elle escroque sa propre entreprise. Phénomène devenu rare dans le cinéma d’aujourd’hui : le père dépressif est une figure positive, solidaire de sa fille, qui cherche à tout concilier dans la famille sans jamais réussir.

Revenons à la question que se pose sans cesse le spectateur : qui est ce juge-fantôme qui ose s’interposer dans une famille en crise, sur le mode ambigu du caméspectre ? Il reste anonyme, indéterminé. Contrairement aux spectres habituels, il n’a pas pas de passé, pas de connexion connue avec les personnages actuels. Il utilise les modes d’action les plus conventionnels des fantômes : apparition-disparition, meubles qui tremblent, verres qui chutent, anciens miroirs révélateurs, etc. Il est ubiquitaire, puisqu’à la fin du film, il montre son visage qui est celui de Tyler3. On ignore ce qui lui donne le droit de faire régner la justice, sa justice. Tout ce qu’on sait de lui se présente exclusivement au présent. On ne connait pas de borne à sa puissance d’agir (si ce n’est l’espace de la maison, dont il ne sort jamais). Le seul pouvoir auquel on puisse le comparer est celui du cinéma lui-même : tout voir, tout représenter, tout imaginer, porter un jugement sur tout, agir en secret, indirectement, mais plus efficacement que les institutions officielles. C’est une puissance redoutable (le rêve du réalisateur) tant qu’elle est tournée vers la justice, mais on ne peut écarter le risque de la voir intervenir à front renversé, injustement. La fin tragique du film nous invite à nous méfier.

On a tendance à ne pas croire aux spectres, mais la caméspectre est réelle. En tant que caméra, elle filme. Un ouvrier refuse de travailler dans une des pièces où il sent sa présence. Elle agit au vu et au su d’abord de la seule Chloé, puis de toute la famille, quand il s’agit de punir Tyler d’avoir harcelé une jeune fille sur les réseaux. Les affirmations de Lisa, la medium, sont confirmées par les événements. Elle n’est pas qu’un objet technique, elle représente la loi, la figure la plus courante du politiquement correct, de l’inadmissible. Elle est ce qui reste d’une opinion avisée, insituable.

  1. Sous le nom de plume Peter Andrews. ↩︎
  2. En anglais : ghost-as-camera-eye. ↩︎
  3. Sans doute ne pourrait-il pas avoir le visage d’un vivant.  ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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