Black Dog (Guan Hu, 2024)

Pour effacer les dettes à l’égard d’autrui, il aura fallu que s’instaure une relation toute autre avec les vivants, les animaux, les personnes

Après dix ans de prison pour homicide, libéré par anticipation pour bonne conduite, Lang1 revient dans sa ville natale, Chixia, au bord du désert de Gobi, un endroit délaissé, décrépit, abandonné par le transit des camions de marchandises qui était sa seule justification. À l’approche de la ville, des hordes de chiens errants traversent la plaine2, l’autobus se renverse en tentant de les éviter. C’est, dès le départ, l’irruption d’un événement bizarre, anormal, impliquant des animaux. Les passagers ne comprennent pas ce qui arrive, ils se dégagent difficilement du bus et sont conduits au poste de police. Lang, ancien champion de moto, est reconnu par les habitants. Il se rend dans l’appartement que son père a laissé vide, où il s’installe seul, et prend acte du choix de son père alcoolique qui vit dans ce qui reste du zoo de la ville. Père et fils se retrouvent sous le signe de l’animalité. Le loup blanc du zoo s’est échappé mais il reste un tigre de Mandchourie dans une cage que la père nourrit chaque jour avec une bouillie de sa confection.

Lang a payé sa dette à l’égard de la société mais ne l’a pas entièrement payée à l’égard de la ville. Il doit se présenter régulièrement au poste de police, trouver un emploi, se réconcilier avec le boucher Hu, oncle de la personne tombée par sa faute du haut d’une falaise, et aussi s’occuper de son père auquel sa grande sœur, éloignée de la ville, ne rend jamais visite. Pour favoriser la ré-industrialisation de la ville, il faut la transformer, l’embellir, détruire les vieux immeubles, créer de nouveaux quartiers et surtout, avant tout, se débarrasser des chiens errants qui se répandent partout, mordent parfois et transmettent des maladies dont la rage, dit-on. Les notables3 organisent des battues pour attraper les chiens vivants, les enfermer dans des chenils et éventuellement les revendre – ce qui concourt à l’ambiance de corruption. Lang est embauché, mais il s’avère incapable de capturer les chiens. C’est plus fort que lui, il les laisse partir. On le change d’affectation : il conduit un camion, un emploi plus proche de ses compétences. Un chien noir aux formes de lévrier est mentionné comme particulièrement dangereux, avec une récompense spéciale pour qui l’attraperait. Lang le repère, essaie de le capturer mais n’y arrive pas. Il rentre chez lui blessé, mordu, sans comprendre ce qui lui arrive. Y aurait-il un lien particulier, une affinité entre lui et ce chien ? Il ne prend pas d’initiative, mais les événements arrivent à lui. D’autres réussissent à s’emparer du chien et l’enfermer dans une cage. Lang prend la route pour le conduire au chenil, mais une tempête se déclenche et son camion est renversé. Il se réfugie dans la cabine avec le chien frigorifié. C’est alors que commence la relation entre eux : affection, reconnaissance, empathie, quel mot employer ? Lang héberge d’abord clandestinement le chien chez lui. S’ils survivent tous deux une semaine, dit un voisin, c’est qu’aucun des deux n’a la rage. Après ce confinement, Lang peut déclarer aux autorités le chien noir comme son chien. Le chien reste anonyme pour bien marquer qu’il ne s’agit ni de propriété, ni de domesticité, mais d’autre chose, une amitié entre deux vivants.

Cette histoire présenterait peu d’intérêt si parallèlement au rapprochement entre Lang et son chien noir, l’essentiel de sa vie n’était pas (aussi) transformé. Comment ? En le délivrant de tout engagement. Cette délivrance se manifeste en premier lieu dans son rapport aux animaux. Il ne les considère ni comme des ennemis, ni comme des objets, ni comme des dangers, mais comme des individus à part entière, comme des égaux. Comme eux, il ne parle pas (ou presque) – et quand il parle, dans son obligation d’humain, ce qui sort de lui est un souffle, presque un aboiement. Ils errent dans la ville comme lui, sans s’y attacher vraiment, en étant à la fois dehors et dedans. Ce n’est pas un hasard si son ennemi, Hu, est boucher. Il élève des serpents et les tue, jusqu’au moment où lui-même est mordu. Lang va à son secours, lui procure l’antidote et lui sauve la vie. Une vie contre une vie, sa dette est neutralisée, remboursée, grâce à une intervention qui répare l’action nocive d’un animal, sans le tuer ni lui faire du mal. 

La réparation de la relation entre Lang et son père est plus étrange. Le père lui a laissé l’appartement, et en outre lui fait cadeau d’un livret d’épargne ouvert à sa naissance, en 1970, qu’il a abondé chaque mois jusqu’à ce jour, en 2008, quand Lang atteint l’âge de 38 ans. C’est une somme d’argent significative qui permettra au fils de s’en aller, de prendre son essor. En contrepartie, le père demande deux services : 1/ qu’il nourrisse son tigre ou qu’il le libère dans le désert; 2/ qu’il le délivre lui-même de cette vie trop longue. Débranche-moi lui dit-il à l’hôpital. Lang hésite, puis accepte. C’est ainsi que le 8 août 2008, à 8 heures 8, le père décède au moment même où les Jeux Olympiques de Pékin commencent : une accumulation de 8 qui, dans la psychologie chinoise, signifie le bonheur, c’est-à-dire la bénédiction. À ce moment précis, une éclipse de soleil a lieu dans la ville. Le tigre est libéré, il traverse tranquillement la ville pour reprendre sa vie sauvage. Lang n’a plus d’engagement familial, il est enfin libre – aussi libre que le tigre. Le père et le fils, qui ne s’étaient pas vus depuis longtemps, se seront entendu pour l’ultime transaction.

Le désengagement n’est pas seulement social, il est aussi personnel, intime. Avant sa renaissance actuelle, dans sa vie précédente, Lang a été célèbre, populaire pour ses voltiges en moto et ses concerts pop4. Encore aujourd’hui certaines personnes l’admirent, lui demandent des autographes. Il a récupéré sa moto mais perdu son habileté. Il essaie de temps en temps un saut, une cascade, mais échoue lamentablement. Le jeune Lang agressif, bagarreur, séduisant, a vécu. Quand une danseuse de cirque lui fait des avances, lui propose de suivre la troupe, il décline. Il n’a plus rien à prouver, plus rien à montrer. Il s’est émancipé de sa propre ambition, de son souci de paraître. Comme son père, il a débranché.

En neutralisant ses engagements à l’égard de la société et de la ville, Lang a ouvert d’autres possibilités inimaginables, inouïes. Un matin, le chien noir a disparu, il s’est enfui. Lang le cherche partout dans la ville et le retrouve blessé, dans une cage, au chenil. Il le récupère, le ramène chez lui dans son side-car. Ce qui arrive alors est exceptionnel, extraordinaire. Sur le chemin du retour, ils traversent une meute de chiens qui s’immobilisent. Le chien noir était leur souverain, leur prince, leur roi. On le laisse respectueusement passer. Ce comportement inconcevable pour un chien est prolongé par un autre, une chienne qui vient chez Lang pour donner naissance à un chiot noir – postérité du souverain mort, que Lang emporte avec lui, dans son sac à dos, vers un autre monde. 

Cela conduit à réinterpréter l’éclipse de soleil qui précède immédiatement la clôture du film. Pour se dégager du cycle de la dette, il ne suffit pas de payer sa dette ou de se réconcilier, il faut changer les règles du jeu par un facteur extérieur, hétérogène, non nommé et non nommable. Presque muet, Lang respecte cet impossible à dire qu’il partage avec l’animal. Quand le soleil se voile, la terre s’assombrit, le peuple sort de la ville et se protège les yeux avec des lunettes de soleil. Un temps, les hauts-parleurs du pouvoir sont inaudibles, les contraintes politico-sociales sont effacées. Après la mort du chien noir et son enterrement dans le désert sous une pyramide de pierre, la ville se vide. Le personnage fou qui gardait les barrières libère les chiens et les animaux qui se répandent dans les bâtiments et les salles vides. Le tigre sort de sa cage, il marche tranquillement dans la ville assombrie. Quand il sort des limites de la ville, le soleil revient. C’est la naissance du chiot. Pendant ce temps Lang est resté à l’hopital. Il s’incline devant son père, le débranche et assiste à sa mort. Les Jeux Olympiques peuvent commencer et Lang quitter la ville avec le chiot. Il concrétise son changement de personnalité par une dernière tentative de cascade avec sa moto. Après l’échec, il peut partir en souriant. Que s’est-il passé ? Pendant une durée minime, celle de l’éclipse, les hiérarchies ont été abolies. Les humains ne dominaient plus les animaux, les autorités ne dominaient plus le peuple, les contraintes économiques ne dominaient plus la vie en commun. On peut imaginer que cet événement majeur, purement cinématographique, ait la faculté de changer le monde.

  1. Interprété par Eddie Peng, acteur canado-taïwanais. ↩︎
  2. Le titre du film en mandarin, Gou Zhen, signifie « Combat de chiens ». ↩︎
  3. Dont Oncle Yao, un restaurateur interprété par un autre cinéaste, Jia Zhangke, représentant lui aussi de la Sixième Génération du cinéma chinois. ↩︎
  4. Lang a un poster du film The Wall dans sa chambre, sa moto est customisée au nom des Pink Floyd, et son lecteur de cassettes passe Hey You (1979, porté à l’écran par Alan Parker), évocateur de la folie, en boucle. Ce choix rappelle le premier film de Guan Hu, Dirt (1994), qui montrait des marginaux amateurs de rock. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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