Lux Æterna (Gaspar Noé, 2019)
Où l’on laisse à voir et entendre que tout film est fondé sur le sacrifice de la femme par des morts-vivant
Lux æterna, une expression qui signifie en latin lumière éternelle, désigne un refrain liturgique repris par le chœur lors de la messe de requiem catholique romaine. Cette cérémonie étant souvent accompagnée de musique, le titre a été attribué à des pièces musicales (Mozart, Dave Fitzgerald, Terje Rypdal, György Ligeti, Clint Mansell pour le film de Darren Aronofsky Requiem for a dream(2000), etc.). La typographie varie selon les auteurs, la ligature ou la capitale pouvant être présentes ou absentes.
Un prologue montre des extraits de films anciens dans lesquels des sorcières sont jetées au feu : Häxan, la Sorcellerie à travers les âges (Benjamin Christensen, 1922) et Jour de colère (Dies Irae) (Carl Dreyer, 1923). Le long générique de début commence avec le Christ dans une sorte d’extase mystique, avec une voix off qui met en condition le spectateur en répétant des phrases où le mot relax revient sans cesse : relaxez tous vos muscles, tous vos nerfs, vos chevilles, vos jambes, vos genoux, vos hanches, vos cuisses, respirez profondément, laissez votre esprit se relaxer, sans peur, sans prêter attention, etc. La Cène christique, inspirée de quelques tableaux classiques, est présentée brouillée, avec une image de taille variable, clignotante, stroboscopique, crispante (épileptiques s’abstenir), énervante, qui entre en conflit direct avec le contenu du texte parlé, comme si on voulait installer le spectateur dans une posture de double bind où il devrait à la fois aller vers le calme et vers l’excitation. On suit le mouvement du Christ jusqu’à la crucifixion. Au moment où Jésus monte au ciel surgit une lumière violente qui l’emporte et envahit la totalité de l’écran. Vers 15′ commence un compte à rebours puis le visage d’un homme qui nous regarde, comme s’il voulait vérifier que nous sommes suffisamment mis en condition. Que s’est-il passé ? Est-on déjà dans le film ou pas ? Apparemment non, puisqu’après la scène christique on nous montre les instruments de torture de l’inquisition. On se dit que presque un siècle a passé depuis le tournage de ces images, mais qu’elles sont toujours d’actualité.
Vers 18′ le film proprement dit commence par un cameraman qui filme deux actrices : Béatrice Dalle et Charlotte Gainsbourg1. La première joue le rôle d’une réalisatrice d’un autre film (le film dans le film) dont on apprendra ultérieurement qu’il est intitulé L’Œuvre de Dieu (pas moins), film dans lequel la seconde fait office d’actrice principale – pour être brûlée bien sûr. Pour justifier ce titre présomptueux, il faut que le film prétende, d’une façon ou d’une autre, toucher aux fondements – pas seulement aux fondements du cinéma, mais du monde en général. Il s’organise autour du sacrifice de ces deux femmes. L’une, Béatrice Dalle, jouant son propre rôle, est sacrifiée en tant que réalisatrice puisqu’on l’empêche de tourner. Elle ignore que le producteur l’a déjà chassée, que ce film n’est plus son film et qu’elle est déjà, sans le savoir, remplacée par un autre. L’autre, Charlotte Gainsbourg, qui joue aussi son propre rôle, occupe la position de l’actrice bien sexy sur sa croix, entre les deux voleurs, qui sont aussi des actrices bien sexy sur leurs croix2. Charlotte, comme les autres actrices, sacrifie sa vie personnelle pour ce métier. Dans l’ambiance psychédélique choisie par le nouveau réalisateur, elles sont résignées à brûler sans brûler3. Autour de cette thématique se déploie l’exercice de style du réalisateur, qui ne porte pas sur la contre-convention qui consiste à mettre une femme sur la croix (comme toutes les conventions, celle-ci est scrupuleusement respectée), mais sur une autre convention, celle d’un tournage tournant au chaos, entre le Huit et Demi de Fellini et et le Stardust Memories de Woody Allen, sauf que dans ces deux derniers films les réalisateurs sont des hommes4. Dans le cadre de cette convention et avec un réalisateur qui connaît son métier5 (Gaspar Noé), le spectateur en a pour son argent6 : split screens en tous genres, multiples prises de la même scène sous les angles les plus inattendus, circularités, passages brutaux du stroboscopique au psychédélique, de la crucifixion au flicking, d’une citation de film à une autre7, etc. les relations avec l’équipe du film sont explosives, ce qui rend la préparation des scènes particulièrement chaotique. La tension atteint son apogée lorsque les lumières et les sons se dérèglent insupportablement pour les actrices et l’équipe. Le cadre étant fixé, on n’a pas lésiné sur les improvisations8, au prix de quelques facilités, et le résultat est plutôt agréable à voir9.
À partir de là, il y a plusieurs sujets. Premièrement : faut-il prendre ce film au sérieux ? Ni plus ni moins qu’un autre, à mon avis. Deuxièmement : Si l’on admet l’hypothèse selon laquelle le thème est le sacrifice de la femme, s’agit-il uniquement de ce film-là, ou bien de tous les films ? Là c’est plus compliqué, et aussi plus intéressant10. Les deux femmes qui, au début, discutent assez librement, semblent assez d’accord avec cette hypothèse. Non sans humour, elles semblent penser que leur métier consiste à se laisser sacrifier. On ne fabrique pas un film entier et montrable sans perte, et les personnages de sexe masculin étant particulièrement stupides ou odieux, ils ne méritent même pas l’effort d’un sacrifice. On brûle donc la chair des femmes, et il en reste ce qu’on appelait autrefois une pellicule. À l’époque elles étaient argentiques, donc inflammables, mais aujourd’hui seul le contenu des films peut l’être, alors on essaie d’en profiter.
Mais revenons à notre questionnement principal. Les hommes étant dépourvus de toute substance dans le film, ils ne sont ni vivants, ni morts. Gaspar Noé aurait bien voulu se débarrasser des cadres usuels du cinéma. Il a fait ce qu’il a pu en faisant bouger le format et en fragmentant l’écran, mais ce sacrifice-là a des limites, qui sont celles du film 35mm qui restera quand même un film 35mm11. Supposons que ce film représente une description sincère et objective des pratiques cinématographiques en général. Les femmes inventent les dialogues, elles offrent leur corps, leur esprit, leur nom et leur prestige12, et ne récupèrent strictement rien en échange, rien d’autre que des ennuis et un peu de sperme sur leurs cuisses. Cela peut faire jouir le spectateur (masculin), et cela peut aussi leur procurer quelques satisfactions narcissiques (ce qui n’est pas rien), mais il n’est pas sûr que cela les sauve du vide qu’elles tentent de meubler par leur conversation. À ce point le monologue en voix off du début prend tout son sens : relaxez tous vos muscles, tous vos nerfs, vos chevilles, vos jambes, vos genoux, vos hanches, vos cuisses, respirez profondément, laissez votre esprit se relaxer, sans peur, sans prêter attention, etc. Des corps, vous n’êtes que des corps à l’épreuve d’un film. CQFD.
Quoique sorti en pleine période de coronavirus, le film semble avoir connu un certain succès en salle.
- Le film a été commandé à la mi-février 2019 par Anthony Vaccarello, directeur créatif de la maison de haute couture Saint Laurent. Pour le financer, Saint-Laurent a posé comme condition la participation au film de « visages » de la marque et l’utilisation de vêtements issus des dernières collections. Gaspard Noé a soumis une idée de film une semaine plus tard. Le film a ainsi été conçu et réalisé très rapidement afin d’être prêt pour le festival de Cannes à la mi-mai 2019. Saint-Laurent l’a projeté un mois après dans l’une de ses boutiques parisiennes. ↩︎
- Habillées par Saint-Laurent, bien sûr. ↩︎
- Il parait que ça fait vendre. ↩︎
- La question de savoir s’ils finissent sacrifiés ou non n’est pas encore tranchée. ↩︎
- Opinion personnelle. ↩︎
- Ou plutôt l’argent de Saint Laurent. ↩︎
- Merci aux excellents cinéphiles capables d’en faire une liste. ↩︎
- Le long dialogue entre Béatrice Dalle et Charlotte Gainsbourg est un extrait d’une improvisation pour laquelle le réalisateur avait seulement donné quelques indications. ↩︎
- Opinion personnelle. ↩︎
- Désolé pour ceux qui pensent que ce film ne présente aucun intérêt. ↩︎
- D’ailleurs financé par Saint Laurent, répétons-le, même si, au final, cela n’a plus guère d’importance. ↩︎
- Je ne résiste pas au plaisir de rappeler que Béatrice Dalle a joué dans La sorcière de Marco Bellochio, en 1988, où elle faisait l’offrande d’une suprême beauté. ↩︎