Subject to Review (Theo Anthony, 2019)
Où la décision juste, crédible, ne repose plus sur le témoignage mais sur la trace calculable
Un court de tennis est un espace clos, borné, fermé sur lui-même, qui détermine un dedans et un dehors, un champ et un hors-champ. C’est aussi un terrain c’est-à-dire un territoire, qu’on peut comparer à un emplacement, une propriété, ou encore au territoire d’un Etat-nation. Sur ce terrain évoluent des joueurs et autour de lui une foule d’individus aux fonctions multiples : arbitres, spectateurs, ramasseurs de balles, entraîneurs, etc. Les enjeux financiers sont nombreux : gains des joueurs, salaires des professionnels impliqués, dépenses des spectateurs, publicités, chaînes de télévision, ventes de vêtements, etc. Par rapport à ces enjeux, la question de savoir qui gagne et qui perd est secondaire. L’important est la qualité du spectacle, sa crédibilité, le sentiment que quelque chose se joue dans une histoire qu’on puisse raconter. Pour légitimer le tournoi, il faut que les règles soient bien connues, qu’elles soient mises en application, et que chaque participant soit traité sur la base de l’égalité et de la justice. Comment garantir, aux yeux de tous, que ces principes soient respectés ?
Le film montre le transfert progressif des décisions à un système automatique nommé Hawk-Eye. Grâce à cet oeil d’aigle fait de capteurs, de dix caméras haute résolution et d’algorithmes, on peut reconstituer avec une précision supérieure à celle de l’oeil humain le trajet de la balle. Le système est capable de répondre à la question toute simple : où la balle est-elle tombée ? par oui ou par non. Il décide de manière supposée objective, sans contestation possible.
En 1882, Muybridge prévoyait déjà que, dans un avenir proche, on n’aurait plus besoin de juges pour déterminer le vainqueur d’une course, une photographie suffirait. C’est cette victoire du mécanisme sur le témoignage humain qui est le sujet du film. Hawk-Eye ne se contente pas de photographier la scène, ses caméras la reconstituent intégralement en 3D. Ce n’est pas une représentation, c’est une simulation. Un outil destiné au départ à améliorer le spectacle s’est transformé en instrument de justice. Les joueurs ont droit à trois appels contre les décisions de l’arbitre par set. La décision finale appartient à Hawk-Eye : c’est la machine qui détient l’autorité ultime. À ce moment les joueurs regardent l’écran, vers le ciel, dans l’attente de la décision.
Pour la décision, seule la balle compte, mais pour garantir la croyance, la confiance des spectateurs, il faut reconstituer l’image du court. La restitution d’un monde entièrement artificiel est nécessaire pour que la décision soit acceptée comme « juste », car vérifiée par les machines. Ce n’est pas l’image réelle qui fait foi, c’est l’image re-fabriquée. Le jeu vivant est réduit à l’état de trace calculable, et c’est cette trace calculable qui tient lieu de jeu.
Le juge est dans la position du témoin visuel qui peut toujours être contredit par un témoin absolu, une preuve. Son témoignage est dévalorisé au profit de la machine qui, elle, ne se trompe jamais. Peu importe la marge d’erreur, les approximations, le calcul impose son résultat, il est indéniable.
On peut s’interroger sur le type de « justice » qui résulte de ce dispositif. Entre un côté et l’autre côté de la ligne, il ne peut y avoir aucune ambiguïté, aucune opinion nuancée d’un juge, aucun intermédiaire, aucun compromis.