Faux Semblants (David Cronenberg, 1988)

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Quand un corps étranger, digne d’amour, dangereux, fait irruption, il faut restaurer l’unité, neutraliser la scission par l’addiction, la mort

L’histoire est dérivée de celle des frères Stewart et Cyril Marcus (1930-1975), deux jumeaux gynécologues qui ont pratiqué ensemble à New York et sont morts ensemble, Stewart s’étant marié et ayant eu deux enfants, tandis que Cyril, peut-être homosexuel, ne s’est jamais marié. On oublie souvent, quand on parle de ce film, de préciser qu’il est issu de la transformation d’une histoire « vraie », qui s’est effectivement terminée par la mort des deux frères. Entre ce récit biographique dont nombre de détails sont repris et le récit du film, il y a une différence essentielle : Beverly1 et Elliott Mantle2, eux aussi gynécologues pratiquant à Toronto, se séparent à cause de l’amour d’un des frères, Beverly, pour Claire Niveau, une actrice3. Cette histoire d’amour est inventée par David Cronenberg. Le jumeau amoureux est celui qui sombre dans une addiction aux médicaments4, rejoint peu après par l’autre jumeau, célibataire quoiqu’homme à femmes. Après le récit du livre Twins de Bari Wood et Jack Gasland qui relate une histoire romancée des jumeaux Marcus, David Cronenberg choisit de faire de l’histoire amoureuse la cause de la chute conjointe des deux frères. Habitués aux intrusions dans le corps féminin5, les gynécologues de Cronenberg tombent sur un cas particulier, une femme différente des autres, quasi-monstrueuse selon les critères de l’anatomie usuelle, avec un utérus à trois cols (trifide ou trifurquée) qui la rend stérile. Cette femme se révélera douée d’un pouvoir inattendu : séparer les deux frères quasi-siamois, une séparation insupportable, invivable pour eux. Mieux vaut mourir ensemble que d’être dissociés par une puissance extérieure.

Pour les jumeaux, l’amour est un phénomène incontrôlable, dangereux, qui vient du dehors. Il est des amours rassurants qui restituent la sécurité familiale, la familiarité d’un modèle connu, reconnu, mais il en est d’autres qui surviennent sans qu’on les attende, au-delà du conscient, des archi-amoursdéstabilisants, risqués, incontrôlés. C’est cette modalité qui tombe sur les deux frères, comme un orage, une tempête. Claire se présente pour les jumeaux comme le substitut imprévisible d’une mère qu’ils semblent ne pas avoir eue6. Elliott la contrôle en obéissant à sa demande d’humiliation masochiste, avec force bondage, sangles, ciseaux médicaux et tuyaux en caoutchouc, un dispositif bizarre qui ne le met pas véritablement en question, mais la situation est ingérable pour Beverley. Devenu l’amant préféré de Claire, il est incapable d’accomplir de tels actes et supporte mal son activité professionnelle. Une actrice qui peut jouer tous les rôles peut-elle rester fidèle, digne d’amour ? On ne peut pas lui faire confiance. Sa méfiance se traduira par un quiproquo (il imagine que Claire la trompe avec un autre homme). Soit la quasi-mère l’accompagne, et il se trouve en situation d’inceste7, soit elle l’abandonne8, et les jumeaux ne peuvent s’appuyer que sur eux-mêmes.

Le film insiste sur les outils, les instruments. Incapables de s’intégrer dans la vie sociale courante, les jumeaux inventent des outils sur lesquels est basée leur réputation. Ils évacuent tant qu’ils le peuvent l’émotion dans leur rapport aux femmes, privilégient l’examen clinique et la chirurgie (habillés en rouge, qui est aussi la couleur du pape et celle du sang féminin). Quand ses difficultés commencent, Beverley invente des outils gynécologiques pour femmes mutantes, comme s’il devait se protéger contre sa propre mutation ou compenser son impuissance par des outils phalliques. Mais les organes de Claire lui restent inaccessible. Aussi adroit soit-il, il ne pourra pas les embellir9. L’intérieur féminin restera toujours mystérieux, masquant l’origine de leur gémellité. L’amour prend sa source en un lieu obscur qu’aucun savoir, aucune expérience médicale, aucun instrument ne peut élucider.

On peut explorer le thème de la division du sujet en supposant que, mentalement, ils ne font qu’un – comme s’ils n’avaient pas dépassé un stade du miroir où ils se voient tous deux ensemble dans la glace10, ou comme s’ils désiraient tous deux revenir dans l’utérus maternel. Il n’y aurait pas entre eux de relation entre soi et l’autre, mais entre soi et soi-même, un « je » et un « je » supplémentaire qui vient en trop, car entre eux toute altérité est illégitime. On pourrait interpréter le film comme une allégorie de la division du sujet, dans laquelle la personnalité double de Claire Niveau entrerait en résonance. Il y aurait entre eux à la fois une identité et une altérité irréductibles. L’irruption d’un amour extérieur qui aurait pu clarifier cette relation, l’obscurcirait au contraire encore plus. S’ils avaient réussi à se représenter l’unité de leurs corps, ils n’auraient pas sombré dans la drogue.

Il y a aussi une interprétation politique du film, sous l’angle de l’hospitalité. La communauté des jumeaux a ses règles, ses frontières. Elle s’organise pour gérer à sa manière le monde extérieur – mais voilà que soudain arrive un étranger ou pire, une étrangère, qui transgresse les règles de la communauté. Soit on l’accepte et on n’est plus exactement chez soi, soit on la rejette pour se protéger. Si aucune de ces deux solutions ne peut être mise en œuvre, c’est la crise. Pour les jumeaux Mantle qui se sont toujours identifiés aux siamois Chang et Eng (1811-1874)11, la crise est majeure, existentielle. Leur fidélité réciproque n’est pas un choix, c’est une condition de survie. Ils se sont toujours vus ensemble, dans un miroir commun, et si leur unité est brisée, leur moi est emporté avec elle. On peut comparer leur délire à celui de l’extrême-droite des années 2020, pour qui l’immigration est le seul problème, la seule cause de tous les maux. De très nombreux citoyens partagent cette opinion, qui défie toute rationalité, comme si entre la santé, l’éducation, le logement, la transition écologique, etc., le pays n’avait pas d’autre problème. Soudain les frères Mantle sont focalisés sur Claire Niveau, qui concentre leurs angoisses, leurs peurs, leurs insuffisances. Sa présence est un défi réel pour leur mode de vie, qu’ils transforment en obstacle irréel, fantasmagorique, en impasse insoluble.

La relation entre les deux jumeaux, à la fois agressive, hostile, et amicale, amoureuse, porte l’ambivalence au plus haut « niveau » (Niveau étant le nom du symptôme déclenchant, une femme). Elle fait office d’amour archaïque : un lien à la fois impérieux et insupportable, incarné par une figure de pietà cadavérique. S’ils ne peuvent ni vivre ensemble ni se séparer, alors la seule issue est la destruction, la mort12.

  1. Un prénom à connotation féminine, dans la langue anglaise. Beverley étant aussi le plus passif du couple des jumeaux, cela nourrit l’ambiguïté sur leur statut. ↩︎
  2. Tous deux interprétés par Jeremy Irons qui venait de jouer dans Mission de Roland Joffé, palme d’or à Cannes en 1986. Une trentaine d’acteurs avaient refusé le rôle avant l’acceptation de Jeremy Irons. ↩︎
  3. Interprétée par la québécoise Geneviève Bujold, dont la personnalité s’est déjà dédoublée dans Obsession, de Brian de Palma (1976). ↩︎
  4. Il commence par les prescrire pour Claire, avant de les prendre pour lui-même. ↩︎
  5. Un comportement que la critique féministe a mis en exergue. La série féministe du même titre (Dead Ringers) créée par Alice Birch en 2023, mettant en scène les sœurs Mantle incarnées par Rachel Weisz, prend le contre-pied du machisme des frères Mantle : elle est axée sur la grossesse et la naissance. ↩︎
  6. Ni elle ni le père des jumeaux ne sont évoqués dans le film. Tout ce passe comme s’ils ne venaient de nulle part, et comme s’ils avaient cherché toute leur vie à localiser cette origine dans un utérus. ↩︎
  7. C’est elle qui, à la suite d’un cauchemar, coupe le cordon ombilical qui réunit les deux frères. ↩︎
  8. Claire étant stérile, a renoncé pour toujours à la position maternelle. ↩︎
  9. David Cronenberg est obsédé par l’idée d’un concours de beauté pour les organes intérieurs, qui culmine dans son film testamentaire de 2022, Les Crimes du Futur↩︎
  10. Chez David Cronenberg, l’obsession des organes masque la terreur d’un démantèlement du corps. Ce n’est pas le corps sans organe de Deleuze, c’est l’organe sans corps↩︎
  11. Ils ont épousé deux sœurs en 1843 qui, contrairement aux frères Mantel, ont eu 11 enfants chacune. Leur descendance en 2006 est estimée à 1500 personnes – ce qui montre que la question de la stérilité est introduite par David Cronenberg, et par lui seul. ↩︎
  12. En écho à certains blocages politiques : entre Israël et la Palestine, entre l’extrême gauche et l’extrême droite – il y aurait, plutôt que pour la vie en commun, une préférence pour la destruction mutuelle. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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