Les Maudites (Pedro Martín-Calero, 2024) (El Llanto)

Malédiction phallogofantasmatique

Ce sont trois femmes (voire quatre) qui l’une après l’autre sont dépouillées de tout. Le film commence par Andrea (24 ans)1 qui, en 2022 à Madrid, est privée de son amant Pau, assassiné au moment même où elle apprend, par une indiscrétion, qu’elle est une fille adoptée. Elle découvre que sa mère biologique, Marie Montand, française2, qui habitait en 1998 à La Plata (Argentine) avec son père et sa soeur, est morte quelques semaines plus tôt après avoir purgé 20 ans de prison pour le meurtre d’une fille qui, à l’époque avait le même âge qu’elle (24 ans). Cette dernière, Camila3 (sans lien biologique), a été privée de vie et aussi d’amour, car le film laisse deviner qu’elle était amoureuse de Marie. Cela fait deux générations, sans compter la troisième, la mère de Marie, aïeule disparue elle aussi dans des conditions étranges, privée de l’éducation de ses deux filles, la dite Marie et sa plus jeune soeur, Lisbeth. On ne saura jamais avec certitude ce qu’il est advenue de l’aïeule : il semble qu’elle réapparaisse au moment même où Andrea disparaît, mais ce n’est pas clair.

Reprenons autrement le même récit. Ce sont trois femmes (voire quatre) qui sont harcelées par un spectre, une figure de vieil homme qu’elles seules aperçoivent de leurs propres yeux : Michelle et son amie Camila (1998, La Plata), sa fille naturelle Andrea (2022, Madrid) et éventuellement leur aïeule, mais on ne peut pas en être sûr. Cette figure spectrale, qui reste opaque jusqu’au bout, est à l’origine du meurtre ou de la disparition de Michelle, Camila, Andrea, et peut-être de l’aïeule (qui sait ?). La figure de cet homme ne leur apparaît qu’à elles, et à personne d’autre, de sorte qu’on peut les croire folles, délirantes. Reprenons encore l’histoire dans l’ordre chronologique : vers 1986 la mère de Marie et Lisbeth, en Argentine, est accusé de troubles mentaux avant de disparaître inexplicablement (il se peut qu’elle soit morte, ou enfermée dans un hôpital psychiatrique). Nul ne sait ce que cet aïeule a vu, personne ne l’a crue, mais compte tenu du vécu des trois autres femmes, Marie, Camila et Andrea, on peut imaginer ce qu’elle a subi. Les apparitions spectrales se moquent de la chronologie, elles peuvent infecter (ou féconder) plusieurs générations successives. La première séquence du film montre Marie, en 1998, excitée, droguée ou nymphomane (ce n’est pas clair), dans une boîte de nuit. Elle s’amuse, danse avec enthousiasme et soudain est prise d’un mouvement frénétique. Elle se cogne la tête à plusieurs reprises sur un bar. Tout le monde se précipite vers elle. A-t-elle été saisie d’une folie autodestructrice ? Ou bien y avait-il quelqu’un que personne n’a remarqué et qui l’a poussée ? Cela reste incertain, mais au début du film, on la croit folle, tandis qu’à la fin, on la croit possédée, à moins qu’un être spectral (le vieil homme) l’ait forcée, poussée à ce moment-là. De qui était-elle sous l’emprise ? L’interrogation restera ouverte. Ils se trouve en tout cas que Camila, cinéaste en formation, la suivait depuis plusieurs jours, qu’elle la filmait, et que la figure du vieil homme s’est imprimée sur la pellicule. Certes la figure est brouillée, certes Camila est la seule à en avoir la certitude, mais la figure est bien là. Camila s’arrange pour rencontrer Marie, passe une nuit avec elle dans l’appartement de ses parents, puis la ramène chez elle après avoir vu son visage tuméfié. C’est alors que, dans le film, le vieux spectre s’empare de Camila et la tue. Marie accusée du meurtre de Camila doit purger sa peine de prison; revenant sur les lieux en 2022, elle meurt à son tour, probablement assassinée par le même spectre visible-invisible. À ce stade, toujours dans l’ordre chronologique qui n’est pas celui du film, le spectre aurait tué ou fait disparaître quatre femmes : la mère de Marie, Camila, Marie elle-même, et enfin Andrea (notre contemporaine).

Entre 1998 et 2024, peut-être le spectre avait-il perdu la trace d’Andrea, fille naturelle de Marie. Quand Carlos Menem, en 1998, dirigeait l’Argentine, priver une femme considérée comme folle de son nouveau-né n’était pas rare. C’est ainsi que l’honnête couple madrilène (pas tout à fait dupe) a pu adopter Andrea à la naissance. Dès que sa véritable généalogie lui a été révélée, Andrea s’est précipitée sur Google, elle s’est informée sur Marie mais le vieux spectre en a profité pour la localiser. Pau, ami et fiancé d’Andrea étant alors en voyage à Sydney, ils ne pouvaient communiquer que par Zoom. Pau aura été l’unique homme à voir le spectre sur écran avant d’en payer le prix. À l’époque du web, les fantômes ne sont plus localisés, il peuvent faire irruption partout, et la figure du vieil homme s’est incarnée dans un vieillard en chair et en os qui s’est débarrassé de Pau en écrasant brutalement sa tête (même mouvement qu’avec Marie) sous les yeux horrifiés d’Andrea. En l’absence de témoin, seule Andrea avait vu le vieux spectre de ses propres yeux, et ni ses copines, ni sa mère, ni son père, ne la croyaient vraiment. Comment l’auraient-ils pu ? C’est alors qu’abandonnée de tous mais suivie par ses copines, Andrea a repéré, à Madrid, un immeuble exactement identique à celui où Marie a été assassinée (à La Plata, Argentine). Le même appartement (repéré sur Google Street View) s’y trouvait dans lequel elle a pénétré. C’était un piège où, bien sûr, le vieux spectre l’attendait – et voici Andrea probablement assassinée à son tour (mais nous ne voyons rien de cet assassinat).

Nous ne pouvons interpréter ce film qu’à partir du personnage actuel d’Andrea. Le spectre fait irruption quand elle découvre sa véritable généalogie. Est-il réel ou fantasmatique ? Le récit garde irrésolu un mystère : on ne peut pas savoir de qui ou de quoi il s’agit. Une figure masculine, meurtrière, est obsédée par cette généalogie de femmes – à moins que ce ne soit Andrea qui soit obsédée (inconsciemment) par cette figure masculine. Est-ce le retour d’un personnage vengeur à la Dibbouk, qui aurait eu un compte à régler avec un ou une ancêtre de ces femmes et ne les lâcherait pas, quoiqu’il arrive ? C’est ce que laisse supposer la répétition des pleurs, des sanglots, des cris, qui donnent au film son titre d’origine : El llanto, traduit en anglais par The Wailing(gémissement, hurlement, pleurs). Le titre français Les Maudites écarte cette dimension essentielle d’une source dont rien n’est dit, un cri originel qui recommence à chaque moment crucial, aussi effrayant qu’attirant, un cri de détresse, un appel au secours auquel Marie, puis Andrea, sont obligées de répondre au prix de leur propre survie. Cet archi-cri renvoie à l’archi-moment inexprimé, traumatique du film, dont aucune de ces figures féminines ne peut éviter la réitération. Entre le spectre et le cri, le lien est indissoluble et indéterminable : nous n’en saurons rien, tout comme Marie, Camila ou Andrea. Cette indétermination est sans cesse rejouée dans le film, dès la scène d’ouverture, tant que la figure n’apparaît que sur écran, et même ensuite, quand elle s’incarne en acteur violent dans un lieu, toujours le même.

Plutôt que d’imaginer un passé lointain, virtuel, on peut tenter une autre interprétation. De quoi ces filles ont-elles peur ? D’un vieil homme qui pourrait être la copie caricaturale de leurs pères, celui d’Andrea (trop patin, mielleux, faussement doux) et celui de Marie (dissimulateur, calculateur), aussi gentils que protecteurs, bien intentionnés mais ambigus. On peut dire de ce spectre puissant, meurtrier, menaçant, qu’il est la plus effective des puissances phalliques. Généralement invisible, parfois visible sur les écrans en figure reconnaissable mais brouillée, il se manifeste dans la vie réelle par sa brutalité, son érection incontrôlable, rythmée comme un rapport sexuel, à l’origine des hurlements, des pleurs. Seule Camila – dont la tendance homosexuelle est à peine dissimulée – tente de s’en débarrasser. Marie et sa fille Andrea sont incapables de résister à son attrait, elles le rejoignent dans l’appartement vide, un lieu vaginal qui sera aussi celui de leur perte. Parfois les figures masculines, spectrales, préparent l’avenir. C’est le cas dans le film de Krzysztof Kieslowski Rouge (1994) (mentionné par Camila, étudiante en cinéma), où une concaténation temporelle qui ressemble à celle des Maudites aboutit à la formation d’un couple heureux. Mais ici au contraire le spectre rend toute vie normale (conjugale) impossible. Il appelle à l’auto-destruction, au suicide, signe la fin consentie d’un monde à la manière des fantômes de Kaïro (Kiyoshi Kurosawa, 2001) – à l’exception peut-être de la survivante, Lisbeth. Ces femmes perdent la vie dans un phallocentrisme à la fois rejeté et intériorisé – signe des temps, à l’époque où #MeToo en appelle à l’autonomie féminine revendiquée, sans pouvoir éliminer ce qui reste de la puissance phallique.

Dans ce film dit d’horreur, on trouve quatre femmes violentées par la même figure spectrale et une fille supplémentaire, la petite Lisbeth, que la mère adoptive d’Andrea et sa copine rencontreront à Bruxelles où, en 2023, vit encore la sœur de Marie (autre fille supplémentaire). Lisbeth échappera-t-elle à la malédiction ? On l’ignore, mais le fait qu’elle soit prévenue, avertie, accompagnée par d’autres femmes, est plutôt rassurant. Il est possible que Lisbeth suive le chemin de la Valentine de Kieslowski – sauf qu’entre 1994 et 2024, la bénédiction masculine a disparu. En l’absence de vieux juge, les filles restantes doivent se débrouiller toutes seules.

  1. Interprétée par Ester Expósito. ↩︎
  2. Interprétée par Mathilde Ollivier. ↩︎
  3. Interprétée par Malena Villa. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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