Resurrection (Bi Gan, 2025)

Il faudrait, pour se déprendre d’un monde chaotique, laisser revenir les rêves, mais nous n’y arrivons pas, car les sens se perdent

Pour analyser ou interpréter ce film, il faut se référer au bouddhisme Chán (dit aussi Zen), à son titre en chinois et aussi au mot utilisé pour son personnage principal, traduit en français par « rêvoleur »1, un néologisme séduisant mais qui peut tromper.

  • Le titre : 狂野时代 (Kuángyě Shídài) 

Ce mot contient trois idéogrammes : 狂 (kuáng) : fou, déchaîné, frénétique, 野 (yě) : sauvage, indompté, 时代 (shídài) : ère, époque, âge. La traduction la plus littérale n’est nullement « résurrection » dont les connotations chrétiennes sont embarrassantes, mais « L’époque sauvage », « L’âge sauvage », « L’âge indompté », « Le temps sauvage », ou encore « L’ère des sauvageries » ou « L’époque déchaînée ». Il y a effectivement du chaos dans cette époque, mais le pire, le plus singulier, c’est que le rêve s’est perdu. Il ne s’agit pas d’un film post-apocalyptique, comme on le croit parfois, mais d’un film sur le vingtième siècle, un moment où les gens sont tellement habitués aux échanges financiers, aux transactions, aux calculs d’intérêt, qu’ils ne rêvent plus. Ils ont oublié la possibilité même du rêve. Dans la perspective de Bi Gan, ce moment dure toujours. C’est le passé, le présent, et aussi le futur. Par chance, il y a des exceptions. Il arrive que des rêves reviennent, mais ils sont rares, exceptionnels, presque monstrueux – et ce retour s’accompagne d’une réaction sociale majeure, d’une violence. 

  • Le personnage principal : 迷魂者 (míhúnzhě)

La traductrice officielle du film2 a imaginé ce néologisme « rêvoleur » pour traduire un mot inventé, qui n’existe pas en chinois. En anglais, c’est « deliriant »3 – deux traductions très différentes, voire incompatibles. Le mot contient trois idéogrammes : 迷 (mí) = perdre / envoûter / fasciner, 魂 (hún) = âme / esprit, 者 (zhě) = suffixe agentif « celui qui… Il s’agit de quelqu’un qui a perdu l’esprit, qui s’est détaché du monde courant des intérêts et des calculs. Son âme s’est égarée, il est ensorcelé, envoûté, dans un état où les sensations reprennent le dessus, où le fantasme peut prévaloir sur les comportements usuels. Cela fait de lui à la fois un délirant et un rêveur, ce à quoi les populations ne sont plus habituées, ce qu’elles ne peuvent pas comprendre. Le porteur du rêve est un vaurien, un voyou, un escroc. Il faut qu’il soit persécuté, qu’il prenne la fuite ou bien qu’il meure. Son destin est tragique.

  • Les six sens bouddhistes.

Quand le rêve revient, il passe par les sens. Dans la tradition bouddhiste, les « six portes sensorielles » ou « six facultés sensorielles » sont l’œil (vue), l’oreille (ouïe), le nez (odorat), la langue (goût), le corps (toucher), l’esprit ou mental (mano, yid), faculté qui perçoit pensées, images et objets mentaux.​ Les cinq premiers, qui diffèrent peu des cinq sens d’Aristote, sont des portes du corps, et le sixième ouvre à la perception. Tous sont conditionnés par les organes sensoriels : il faut que certaines conditions sont remplies pour qu’ils se concrétisent. y compris l’esprit, qui est conçu comme lieu du contact avec des objets mentaux. La singularité du « rêvoleur » par rapport à l’homme du commun, c’est qu’il peut mettre en mouvement ces sens, sans cause extérieure, par le biais du rêve ou du fantasme. C’est cette faculté-là qui a été perdue dans le chaos du monde moderne (ou post-moderne). Le thème du retour du rêve peut être entendu dans le cadre de la tradition chinoise des six sens telle que Bi Gan l’interprète avec ses propres mots. C’est aussi un parcours chronologique sur l’histoire de la Chine et celle du cinéma, et c’est aussi, en outre, une critique politico-sociale, telle que nous pouvons, nous spectateurs, l’entendre avec d’autres oreilles. Peut-on encore rêver dans la Chine d’aujourd’hui ? On peut en douter, car le film raconte la perte successive des cinq sens dans le cours du 20ème siècle. Ils ne pourraient revenir, dit Bi Gan par ailleurs, que par un renouveau du cinéma. C’est ce renouveau éventuel, virtuel, qui est nommé par le titre français du film, Résurrection. En réalisant ce film en 2025, un quart de siècle après la fin du récit, il se pourrait que Bi Gan engage le « pas au-delà » dont lui-même, en tant qu’Autre, rêve.

1 : LA VUE (vers 1895, invention du cinéma). Le récit commence par une certaine miss Shu4 qualifiée de Grande Autre qui découvre une créature monstrueuse encore capable de rêver. Elle introduit dans son corps un mécanisme, un projecteur des anciens temps, qui renvoie au premier sens, la vue. Pour Bi Gan, c’est le cinéma qui est porteur de la vue, c’est lui qui rêve, bien qu’en l’occurrence il s’agisse du dernier rêve, après lequel le monstre meurt. Le cinéma offre l’occasion de voir autre chose que l’intérêt immédiat, de faire passer les sensations avant les obligations de réussite ou d’enrichissement incarnées par des bandits, des personnes corrompues ou sans scrupules. Dans le monde des Temps Sauvages, il est terriblement dangereux d’accéder à cette faculté. Les ennemis sont innombrables, ils peuvent tuer ou torturer à tout instant. Le risque de mourir est omniprésent. Cette première partie influencée par l’expressionnisme allemand, les films muets.

2 : L’OUÏE (vers 1945-1950). Qiu, réincarnation du rêvoleur, est accusé par le Commandant d’avoir tué un homme avec un stylo (il s’agit d’un stylo ayant servi à signer des documents secrets). Torturé, il révèle l’endroit où se trouve une certaine malette, un magasin de miroirs. On trouve la malette à cet endroit. Elle contient un instrument de musique, un theremin (instrument qu’on peut faire fonctionner par les mouvements de son corps). Qiu s’échappe après avoir frappé le Commandant dans l’oreille. Celui-ci se perce l’autre oreille, mais rattrape Qiu et le tue. Dans cette partie influencée par les films noirs, dont la Dame de Shanghaï (Orson Welles, 1947), on regrette la perte du rapport direct entre le corps et l’audition.

3 : LE GOÛT (années 1960, époque du Grand Bond en Avant). Le rêvoleur s’appelle maintenant Mongrel. C’est un ancien moine abandonné dans un temple bouddhiste. Pris d’une rage de dents, il arrache lui-même la dent et libère un esprit (l’esprit de l’amertume) qui prend la forme de son père, qu’il avait tué autrefois. On ne sait jamais ce qui peut arriver à partir de la langue, ce qui conduit l’un des personnages à répéter plusieurs fois : Tout ce qui est xiàng est illusoire5 (Ce qui est apparent est trompeur, ce qui ne veut pas dire que cela n’existe pas). Le voleur est transformé en chien. Cette partie est influencée par le conte fantastique chinois classique.

4 : L’ODORAT (vers 1985). Le rêvoleur est un escroc nommé Jia. Il recrute une orpheline qui n’a conservé de son père qu’un billet de banque avec une énigme. Le père lui a dit que si elle était capable de résoudre l’énigme, il réapparaîtrait. Jia lui enseigne un tour qui lui permet de reconnaître à l’odeur quelle carte a été piochée dans un jeu. Il réussit de cette façon à tromper un mafieux. Cela ne lui rapportera rien, car il est volé et poignardé à mort. Mais l’énigme est résolue. Il s’avère que le mafieux est le père de la fille. Le rêvoleur se croit malin, mais il est sacrifié pour une autre.

5 : LE TOUCHER (1999, la veille de l’an 2000, dans un plan-séquence de 37 minutes). Le rêvoleur est un voyou nommé Apollo. Il rencontre Tai Zhaomei, une jeune chanteuse dont il tombe amoureux, mais le patron de celle-ci l’oblige à revenir dans son bar de karaoke. Apollo s’introduit dans le bar. Il est sévèrement battu par les gardes mais finalement se rétablit. Ils partent tous deux sur un bateau où Tai révèle qu’elle est un vampire et le mord au cou. Au lever du soleil, ils s’embrassent passionnément. Apollo meurt et Tai disparaît à la lumière. Cette partie renvoie aux films de Wong Kar-wai des années 1990, et à tous les Dracula. Une projection de L’Arroseur arrosé des frères Lumière (1895) s’y déroule à vitesse réelle. Le toucher aussi est dangereux, il se transforme en morsure, il se vide de toute réalité.

6 : L’ESPRIT (la boucle se boucle) : Miss Shu maquille Apollo, elle l’habille et le transforme en monstre, avec la même apparence que le premier rêvoleur. Elle essaie de communiquer avec lui dans le langage du cinéma, mais il meurt (cette fois-ci définitivement). C’est la fin du rêve, et peut-être même la fin du cinéma. Les spectateurs d’une salle de cinéma fictive (en cire) disparaissent eux aussi progressivement. L’écran fictif est remplacé par l’écran que nous, spectateurs, voyons. Le film ne se conclut pas, il se dissout. La citation dans cette dernière partie pourrait renvoyer à : Le dernier Empereur (Bernardo Bertolucci, 1987). L’histoire du cinéma est l’histoire de sa mort.

Il n’y a, dans cette fable circulaire, que des échecs. Le siècle du cinéma aurait été celui de l’effondrement d’un monde. L’un des enjeux du film est de faire ressentir au spectateur, viscéralement, cet effondrement. Il évoque un aspect de la psychologie chinoise : une âme errante, vagabonde, qui ne cesse de dériver sans rien attendre. Bi Gan étant lui-même issu d’une minorité, les Miao6, est particulièrement sensible à cette dimension. Le film se termine avec tristesse, nostalgie, sur le carton : « Adieu ».

Citation de Bi Gan dans le dossier de presse : « Ce monde du cinéma s’est effondré, et chacun finit par en prendre acte dans la salle. Ce n’est pas une expression profonde, mais sûrement très émotive. L’art est alors la chose la plus utile : il ne se contente pas d’enregistrer ce moment, il le chante. Il chante cette chose très triste, résignée, qui n’est même plus du désespoir, ni de l’espoir. Si je devais la décrire émotionnellement, ce serait une grande mélancolie, un regret intense. »

L’avenir semble clos, à l’exception, justement, de ce film. Bi Gan a déclaré qu’il ne croyait pas à la mort effective du cinéma, mais que son épuisement actuel l’inquiétait. Si tout commence et tout finit par le cinéma, c’est qu’il est porteur des rêves et des fantasmes que la société ne peut accomplir. Par lui peut advenir le « pas au-delà » qui, dans ce film, est présenté comme dépassé, impossible. Le film présenté comme le dernier avant la fin du monde contredit son propre postulat. Il affirme la mort de ce qu’il fait revivre. Un monde a disparu, celui du 20ème siècle et avec lui un certain cinéma, mais Mme Shu, dont la voix donne au film sa continuité, n’est pas encore morte. Ce pourrait être le seul espoir qui reste : ténu, indistinct, indéterminé mais concret, car il est incarné par le film lui-même, son inventivité, sa complexité, son irréductibiilté. Pour ce réalisateur âgé de 36 ans, il n’y a pas d’autre voie.

  1. Interprété par Jackson Yee, chanteur à succès très connu en Chine, qui incarne cinq personnages différents. ↩︎
  2. Pascale Wei-Guinot. ↩︎
  3. On trouve aussi parfois : « The Fantasmer ». ↩︎
  4. C’est aussi le nom de l’actrice, Shu Qui, la muse du réalisateur taïwanais Hou Hsiao-hsien. ↩︎
  5. Cette formule vient du Sūtra du Diamant (金刚经, Jīngāng Jīng), un texte fondamental du bouddhisme mahāyāna. ↩︎
  6. Terme général regroupant plusieurs langages et origines ethniques. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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