Pier Paolo Pasolini : La Ricotta (1963), L’Evangile selon Saint Mathieu (1964)

Il faut croire en une parole singulière, nouvelle, protestataire, bien qu’elle institue elle aussi un nouveau pouvoir, autoritaire et dominateur

Quand on n’est pas très familier des Evangiles, le plus étonnant dans le film de Pasolini est le caractère énergique, autoritaire, cassant, voire tyrannique de Jésus. Il donne des instructions, des ordres, il énonce des impératifs, des menaces. Ce jeune homme interprété par un garçon de 19 ans (lui-même militant politique) a une confiance en lui phénoménale. Il ne laisse pas beaucoup d’autonomie à ses interlocuteurs qui doivent lui obéir, le suivre sur tous les plans, dans ses pérégrinations et aussi dans ses idées. Particulièrement arrogant et hautain à l’égard des prêtres, des pharisiens, il imite leur autorité en étant aussi péremptoire qu’eux, voire plus. Il est, dans ce film, moins miséricordieux que véhément. Pasolini dit n’avoir rien ajouté à sa parole, mais il a retranché quelques miracles et paroles de compassion, ce qui fait de lui une sorte de souverain, un maître auquel il faut croire. Tout repose, dans ce dispositif, sur la croyance. On voit sur le visage des disciples les hésitations, les doutes, mais jamais sur le visage du Christ. Il sait ce qui va arriver, il l’annonce sans trembler. Une personne qui ne doute pas est-elle encore complètement humaine ? La seule phrase qui laisse supposer une indécision de sa part est la dernière, sur la Croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Dans son film de 1988 La dernière tentation du Christ, Martin Scorsese s’appuie sur cette phrase pour aller plus loin, puisqu’il envisage que Jésus puisse changer d’avis, fût-ce dans un rêve. Mais jamais Pasolini ne se permet une telle transgression.

On peut s’étonner de cette fidélité, qui est aussi une radicalité. Peu de temps avant la mise en route du projet L’Evangile selon Saint Matthieu(début 1963), Pasolini avait tourné un moyen métrage sorti le 2 février 1963, La Ricotta, troisième partie du film collectif RO GO PAG (Rossellini – Godard – Pasolini – Gregoretti), où Orson Welles joue le rôle d’un réalisateur qui filme la Passion du Christ. La Ricotta se caractérise par l’absence totale de foi, de croyance dans le récit évangélique, tourné en ridicule par un cinéaste incrédule soucieux avant tout de reproduire les tableaux célèbres de La Déposition peints par Fiorentino (1521) et Pontormo (1526-1528), comme si tout ce qui précède la Passion proprement dite n’était qu’un prélude inutile. Quelques jours après la sortie du film collectif, Pasolini avait été condamné à une peine de 4 mois de prison avec sursis pour « outrage à la religion d’État », le film avait été saisi et interdit. Pour permettre une nouvelle sortie, le cinéaste avait du accepter des modifications exigées par la censure. Que s’est-il passé entre l’éclat de rire de La Ricotta réprimé par les autorités légales, et la bénédiction donnée, par la plupart des sources vaticanes, pour L’Evangile selon Saint Mathieu quelques mois plus tard ? Peut-on imaginer que Pasolini n’ait plus été le même homme ?

La chronologie peut aider à s’y retrouver. Le 2 octobre 1962, invité à Assise pour participer au Congrès des cinéastes organisé par la Cittadellà christiana, Pasolini avait rencontré des membres de la Pro Civitate Christiana, organisation jésuite. Il a ensuite déclaré que l’idée de filmer l’Evangile de Mathieu lui est venue lors de cette réunion. L’ouverture du concile œcuménique Vatican II est datée du 11 octobre 1962, suivie par la première publication d’une Encyclique, Pacem in Terris, le 11 avril 1963 (le mois suivant la censure de La Ricotta). Jean XXIII meurt le 3 juin 1963. En juillet 1963, Pasolini se rend en Israel et en Jordanie avec le père Don Andrea Carraro pour y effectuer des repérages. Il est déçu, revient en Italie pour le tournage de L’Evangile selon Saint Mathieu entre mai et juillet 1964. Le film est montré à la Mostra de Venise le 4 septembre 1964 où il obtient le prix de jury et sort en salle le 2 octobre 1964. Il est immédiatement salué par la presse catholique. La déclaration Nostra Ætate qui traite des relations avec les religions non chrétiennes, dont le judaïsme, ne sera promulguée que le 28 octobre 1965 par le Pape Paul VI. 

On note dans cette chronologie la concomitance entre le Concile et les événements relatifs aux deux films. Pasolini a-t-il désiré se réhabiliter aux yeux des chrétiens, a-t-il été influencé par l’ouverture manifestée par le pape Jean XXIII, dont il apprécie « cette assurance absolue qu’a celui qui croit et donc ne peut haïr » ? Ce qu’il réalise est en tout cas bel et bien un film sur la foi, quoi qu’il en dise. Projeté en janvier 1965 à la Mutualité à Paris, le film est débattu officiellement à Notre-Dame. Son succès international assure à l’auteur une place reconnue dans le cinéma. Il est significatif que le voyage de juillet 1963 en Palestine ait fait l’objet d’un documentaire signé par Pasolini lui-même, Repérages en Palestine pour l’Évangile selon saint Matthieu, sorti en 1965. Il y déclare que, pour lui, la spiritualité ne se situe pas du côté de la religion, mais de l’esthétique. Cette déclaration renvoie à certains aspects formels du film1, mais ne touche pas à la question essentielle, non dite, non avouée : la croyance. Pendant son voyage, il a été frappé par le côté humble, modeste, des lieux fréquentés par Jésus. Dans le film, à la place de ces lieux décevant viennent les visages. Le film multiplie les gros plans sur des figures souvent étonnées, stupéfaites, que Jésus finit toujours par convaincre.

Partons d’un choix de casting significatif : la ressemblance entre les acteurs jouant les rôles de Juda et de Pierre, difficiles à distinguer l’un de l’autre dans le cours de la projection, comme si la trahison de l’un et le reniement de l’autre étaient interchangeables. Les deux histoires se déroulent en deux temps : 1/ un défaut de croyance qui conduit à un acte honteux, qu’ils regrettent; 2/ un retournement spectaculaire qui conduit le premier au suicide et le second à devenir le fondateur de l’église chrétienne. On peut analyser les deux films La Ricotta et L’Evangile selon St Mathieuselon le même spectre : d’abord défaut de croyance, puis retour d’une posture plus obéissante, comme si Pasolini lui-même (lui aussi) avait désiré se corriger. Dans les trois cas, le blasphème est réparé par un retour de la pure religion. Il y a une autre différence sensible entre La Ricotta et L’Evangile selon St Mathieu : dans le premier cas, les autorités (producteurs, bourgeois, journalistes, édiles locaux) sont ridiculisées et ne jouent presque aucun rôle, tandis que dans le second les prêtres et les pharisiens sont des symboles du pouvoir, violemment attaqués. Dans le premier cas, Jésus est un personnage secondaire couché sur la Croix (comme Stracci, le larron, qui finit par mourir d’indigestion), tandis que dans le second, c’est lui qui exerce le véritable pouvoir sur les esprits. En se référant sans distance au texte de l’Evangile de Mathieu, Pasolini prend le parti d’un Christ autoritaire, dominateur, ennemi des Pharisiens qui pendant longtemps le tolèrent, l’écoutent, débattent avec lui, et finissent par souhaiter son meurtre2 décidé non par eux (il faut le rappeler), mais par Ponce Pilate3, préfet romain de Judée, le véritable pouvoir politique de l’époque – le roi Hérode ne jouant aucun rôle dans cette condamnation à mort. 

Alors que d’autres œuvres de Pasolini comme La Ricotta (1963) ou Teorema (1968) tendent à déconstruire la croyance telle qu’elle fonctionne aujourd’hui ou plus exactement telle qu’elle se dilue ou dysfonctionne, L’Evangile (1964) ne déconstruit rien mais au contraire prend acte de la façon dont une croyance nouvelle s’institue : d’un côté des responsables à condamner, rejeter, de l’autre un Sauveur à suivre, à approuver sans condition. D’un côté la révolte, de l’autre l’acquiescement. Cet aboutissement interroge sur la place de l’emprise dans les films de Pasolini. L’Evangile se termine sur le visage souriant de Marie, la mère du Christ jouée par la propre mère de Pasolini, la déclaration de Marie-Madeleine, puis la proclamation finale de Jésus devant la foule : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Enseignez les nations en les baptisant du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Leur apprenant à garder ce que je vous ai commandé, voici que je suis avec vous jusqu’à la fin des siècles ». Qu’est-ce qui est avec nous jusqu’à la fin des siècles ? La parole d’une nouvelle autorité enfin reconnue, dont la valeur tient aux conditions de son émergence : protestataire, militante, issue du peuple, animée par le désir de croire enfin quelque chose de crédible. Jusqu’à Teorema(1968), Pasolini restera sous l’emprise de ce type de parole. La sainteté pasolinienne est unique, singulière. Elle tire sa légitimité d’une séparation d’avec le commun des mortels, d’une exceptionnalité, d’une transgression que Jésus incarnait aux commencements du christianisme4. Son emprise a été si puissante, si extraordinaire, que des millions d’humains y ont trouvé un réconfort – sauf le réalisateur lui-même, qui a cherché, plus tard, dans la déprise, d’autres incarnations de la sainteté.

  1. Il s’est inspiré pour le film de Giotto, de Piero della Francesca pour les costumes des Pharisiens, de Rouault pour la tête du Christ, de Duccio di Buoninsegna pour des mouvements de foule ou des gros plans. ↩︎
  2. « Les grands prêtres et tout le sanhédrin cherchaient un faux témoignage contre Jésus pour le faire mourir » (Mt 26,59). ↩︎
  3. « Alors Pilate leur livra Jésus pour être crucifié » (Mt 27,26). ↩︎
  4. Et d’ailleurs rien n’indique qu’il ait, lui-même, été chrétien. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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