Que le spectacle commence! (Bob Fosse, 1980)
On ne peut pas se préparer à la mort, tout ce qu’on peut faire, c’est en exiger toujours plus, plus encore que la vie
Chorégraphe, metteur en scène drogué aux amphétamines, au Concerto pour cordes et basse en sol majeur d’Antonio Vivaldi (Alla Rustica), séducteur et fumeur invétéré, Joe Gideon veut faire de son prochain spectacle le couronnement de sa carrière. Pour le seconder, il a choisi dix danseurs parmi une centaine de candidats, dont la charnelle Victoria Porter, qui l’accompagnera dans la salle de montage. Il mobilise aussi son ex-femme, Audrey Paris, sa fille Michelle (l’actrice Erzsebet Foldi, dont ce sera l’unique film) et sa maîtresse Kate Jagger. Parallèlement, il s’occupe du montage d’un film sur un comique qui lui tient à cœur. Toute son existence est absorbée par ces activités. Il met tout en spectacle, y compris sa vie privée. C’est alors qu’il est victime d’un infarctus. Pendant l’opération à cœur ouvert qui s’ensuit, il est hanté par des visions, des séquences oniriques avec les trois amours de sa vie, tout en continuant la conversation commencée dès le début du film avec une très séduisante ange de la mort. La toute dernière comédie musicale qu’il invente en plein coma est un salut à ses proches, un adieu, et aussi un message d’amour à son père. Elle se termine par une scène d’un flagrant mauvais goût – car la mort, expliquera le réalisateur, est elle aussi de mauvais goût.
Le film a remporté la palme d’or à Cannes en 1980, et Bob Fosse est mort en 1987 d’une crise cardiaque, après avoir eu le temps de faire un autre film, Star 80, qui raconte l’ascension puis le meurtre d’une playmate. Son cas n’est pas comparable à Gens de Dublin de John Huston, ce réalisateur qui a disparu le jour même de la sortie de son film, pendant la même année 1987, et pourtant il y a un point commun : malgré les différences de dates, il s’agit du film d’un réalisateur qui raconte à l’avance sa propre mort. Ce film quasi-autobiographique n’est pas une anticipation de la mort, c’est un défi, l’affirmation que dans la vie, il n’y a rien d’autre que la vie. Il n’a rien à dire sur la mort, absolument rien. Il est impossible de se préparer à la mort. Même ses avertissements, on ne peut pas les écouter. Quand elle vous rend visite, c’est sous la forme d’une créature habillée de blanc – un déguisement ridicule, sans rapport à ce qu’elle annonce. Même quand on est tombé dans le coma, y compris à l’intérieur d’un film, il n’y a rien d’autre à faire que réitérer la vie. Avec ces chorégraphies magnifiques, cet érotisme sans bornes, la vie est déjà plus-que-la-vie. Elle réussit à englober, dans la vie, autre chose que la vie qui l’avait précédée. Quoi ? C’est toute la question, peut-être, de l’œuvre d’art.
Qu’arrive-t-il, dans le film, après la mort de Joe? une chanson : There’s no business like show business like no business I know / Everything about it is appealing, everything that traffic will allow / Nowhere could you get that happy feeling when you are stealing that extra bow…. Puis un générique dans le noir. Des textes, des lettres, une liste de noms. La clôture noire est courte, mais elle est aussi dans le film. Tout se passe comme si Bob Fosse avait voulu anticiper son propre deuil, comme si une telle opération était possible avant même sa mort, et comme si elle exigeait non pas la vie, mais autre chose, plus que la vie. Un deuil de soi qui n’aurait rien de mélancolique, car la mélancolie est dépressive tandis que là, c’est l’exubérance qui nous est montrée.
Le chorégraphe réalisateur est présent à côté de son double, le chorégraphe du film : l’acteur Roy Scheider (mort en 2008) qui interprète Joe Gideon. Tous ont disparu et laissé ce reste, un film sur la mort d’au-delà de la mort que nous pouvons visionner, chacun d’entre nous, au présent. La vie plus que la vie, c’est ce présent qui change non pas leur vie, mais notre vie à nous.