L’homme au crâne rasé (André Delvaux, 1965)

Dans le secret de la crypte, l’amour inconditionnel conduit à l’auto-sacrifice, au retrait, au salut

Voici comment André Delvaux raconte le film : « Dans la maison de repos où il est soigné, Codefroid Fourmivelt (nom francisé de Gottfried Miereveld) tente de décrire la suite des événements qui l’ont mené où il est. Avocat secrètement et désespérément amoureux d’une de ses élèves, Franne, il assiste à l’école au triomphe et au départ de celle-ci ; dix ans plus tard, il est obligé d’assister à une autopsie dans un petit cimetière près de l’Escaut ; le même jour, il retrouve inopinément à l’hôtel Franne devenue comédienne, déçue par la vie et prête à mourir de sa main dès qu’ils se sont l’un à l’autre confessé leurs échecs ; meurtrier jugé irresponsable, on le transfère à l’asile. On ne saura guère si, dans l’enchaînement des événements, la synthèse de la beauté absolue (Franne) et de l’horreur absolue (l’autopsie du cadavre) relève ou non des fantasmes de Fourmivelt, car l’épilogue préserve l’irréalité d’une partie des faits rapportés par l’homme au crâne rasé. »

Un samedi après-midi d’été. Le film s’ouvre sur le visage d’un homme endormi, Gottfried Miereveld, dit Govert. En se réveillant, sa voix dit : FranFran. Puis vient un autre visage, celui d’une très belle jeune femme énigmatique dont le regard est tourné vers nous, un bref regard-caméra qui s’efface presque immédiatement.

Chaque regard-caméra est différent d’un autre. Celui-ci donne l’impression de nous regarder, mais le film nous convoque dans une expérience dont nous sommes exclus. Le rêveur qui s’endort en plein jour rêve cette image irréelle, fantasmée, qui nous regarde de l’intérieur du rêve. En même temps la figure résiste à cette évocation : c’est aussi une personne, un individu extérieur au rêve.

Aujourd’hui, Fran quitte l’école pour de bon, il faut que je lui dise, se dit-il. L’homme est bien rasé, bien coiffé. Sa femme Corra lui rappelle qu’il est temps qu’il parte pour les festivités, à l’école. Sa fille Cathy le rejoint pour le petit déjeuner (il a un autre enfant, Does, qu’on ne voit pas), tandis qu’il range soigneusement ses affaires. Dans le bus, sur le chemin de l’école où il enseigne, il pense à Fran, il s’adresse à elle. « Fran, c’est comme si je t’avais toujours connue ». Il ne la voit pas, mais elle est en lui. Bien que ses cheveux soient déjà courts, il va chez le coiffeur et prend un grand plaisir à ce qu’on lui soigne la tête. « Les cheveux courts me calment » dit-il. « Un shampoing calme plus que les médicaments » dit le coiffeur. On voit en gros plan son visage se regarder dans la glace. Peau contre peau, on lui frotte les cheveux, on le sèche, on le masse, on l’aère. Il se laisse aller, ferme les yeux. Avant de quitter le coiffeur, il jette un dernier regard sur le miroir et se sent merveilleusement bien. Plus jamais, sans doute, jamais, il ne se sentira si bien.

Dans ce film qui porte sur un tout autre sujet, cette longue séance de coiffure fait écho au titre en anglais, The Man Who Had His Hair Cut Short, différent du titre français L’homme au crâne rasé, inexact car le crâne de l’homme n’aura jamais été rasé. Elle nous introduit dans la vie intime de Govert, son corps, son repli sur soi. Avoir les cheveux aussi courts que possible, c’est sentir sa nudité narcissique, à quel point son monde est proche de lui-même. Si ses cheveux étaient plus longs, il aurait plus de distance avec son propre crâne. Le rétrécissement onirique est aussi un rétrécissement du volume de la tête.

Il arrive en retard dans la salle de remise des diplômes. Quand l’élève classée troisième, Eufrazia ou Franny Veenman, reçoit les félicitations du jury, il est pris d’une intense émotion. En son for intérieur, il s’adresse à elle, elle est son unique interlocuteur. C’est notre dernière journée, Fran. Il supplie. Regarde-moi Fran, maintenant. La cérémonie continue par un hommage au juge Brantink, qui quitte l’école, auquel Govert succède. En cadeau, on remet au juge une main de justice1. Quand Fran jette un coup d’œil dans sa direction, Govert peut imaginer que c’est lui qu’elle a regardé, bien que son regard soit si vague qu’aucune certitude ne soit possible. Il n’a pas remarqué que le juge Brantink tournait lui aussi le regard vers Fran.

Le film se présente comme une émanation de l’esprit de Govert, une sorte de voyage dans son for intérieur, dans son discours intime. En ce lieu dont le statut est difficile à déterminer, la pensée est consciente mais retirée en elle-même, dissimulée. Ce qui s’y dit peut s’avouer à soi-même, mais pas à une autre personne. 

Du côté de la salle de répétition, Govert essaie de rencontrer Fran. Il ne peut pas entrer, se rabat sur son porte-manteau – geste fétichiste qui l’oblige à se cacher, tout suant, quand quelqu’un passe. Dans la salle des professeurs, on lui apporte un livre dont il veut faire cadeau à Fran2. Il préfère assister à la représentation depuis les coulisses. Après le chœur, Fran chante en soliste, visiblement sûre de son charme et de sa beauté, avec beaucoup de facilité et un grand sourire, La ballade de la vie réelle (un autre titre explicite, une allusion à ce qui est en train de se perdre chez Govert). Il a prémédité de lui remettre le livre en mains propres, mais à son grand déplaisir une autre jeune fille s’interpose. En sortant, il croise le juge Brantink. Toujours aussi fétichiste, il passe dans la classe, s’assied sur la chaise de Fran et regarde son cahier rempli de dessins et de fleurs séchées. Sur une photo, on la reconnaît près de Brantink. Je ne la verrai plus jamais pense-t-il, au revoirTu es si belle, je ne pouvais t’atteindre, tu es trop loin pour moi.

Fran, encore présente, est déjà absente, il faut en faire son deuil. Govert se dit qu’il est temps de lui parler, de lui avouer son amour, mais il sait qu’il ne le fera pas. Il a renoncé à elle depuis le début, il sait que l’attirance d’un professeur pour une élève est inavouable, interdite, scandaleuse. Heureux de la voir une dernière fois, il a déjà commencé à échouer dans son travail de deuil, il a fait le premier pas vers la mélancolie.

Quelques années ont passé. C’est désormais la voix off de Govert, impersonnelle, qui s’adresse à nous. « La nuit qui alors s’est refermée sur moi a duré des années. Je vis maintenant dans cette rue. J’ai regardé avec beaucoup d’affection les gens ordinaires, ceux qui sont capables de couper tous les liens. Pendant ces longues années, je n’ai pas goûté une seule miette de ce bonheur. En tant qu’avocat, j’avais tellement l’habitude de couper les cheveux en quatre que chaque cas devenait un fatras sans espoir. Brantink a bien essayé de m’aider, mais son soutien ne me servait à rien. Un jour, j’ai décidé de tout abandonner. Corra n’a rien dit, elle a hoché la tête, nous avons déménagé et maintenant nous vivons là. J’ai trouvé un travail de clerc au tribunal ».

Govert raconte son propre déclassement comme si c’était celui d’un autre, comme si cet événement neutre, inéluctable, aurait pu arriver à n’importe qui. Les cheveux ont pour lui changé de signification : on ne les coupe plus pour le plaisir de la peau, mais pour la peine du juriste. 

Un jour, dans son nouveau travail, il part en mission avec un professeur médecin légiste, nommé comme expert par le tribunal. Le cadavre d’un homme d’une quarantaine d’années a été trouvé, on a supposé sans pouvoir le prouver qu’il pouvait être identifié à un représentant d’une banque disparu récemment. Ils arrivent dans le cimetière où le cercueil est sur le point d’être enseveli. En présence des autorités administratives, religieuses, judiciaires, l’expert procède à l’examen du corps, en état avancé de décomposition. Govert, de plus en plus mal à l’aise, est obligé de s’approcher (il voit ce que nous, spectateurs, ne voyons pas). Quand le médecin légiste entame le crâne, il ferme les yeux, regarde ailleurs, tourne le dos. L’expert lui conseille de venir plus près, il s’exécute. C’est une terrible épreuve pour lui.

Quel rapport entre l’histoire d’amour avortée, son déclassement et l’obligation d’assister au démembrement du cadavre ? Comme si sa propre histoire, le cadavre de son passé, était réouverte elle aussi à la façon du cercueil. La scène d’autopsie, très longue, est le pendant de la scène du coiffeur. C’est son corps qui est impliqué, sa peau, son odeur. Les instruments du médecin légiste prennent la place des instruments du coiffeur. Dans le cadavre en morceaux, il se voit comme dans un miroir.

Après l’autopsie (qui ne donne rien), Govert a besoin de respirer, il traverse le cimetière, entre dans un café, et quand il rejoint le professeur, celui-ci lui annonce qu’il doit rester dans la région un jour de plus. Govert n’a pas le choix, il doit rester lui aussi. De retour dans la voiture, tous trois sentent encore l’odeur du cadavre. « Quand on commence à faire ce travail », dit le professeur, « on pense à la personne morte, on est renvoyé à sa propre mortalité. Mais peu à peu, on est de plus en plus saisi par la dimension scientifique de l’autopsie, on découvre sa beauté. Par la blessure, on accède aux secrets cachés ». Obligé de passer une nuit à l’hôtel, Govert essaie de se détendre. Derrière lui, une silhouette féminine descend l’escalier. C’est Fran, devenue entre-temps la célèbre chanteuse Franny Veen. Elle lui sourit, semble heureuse de le voir. « Govert, Godfried si vous préférez » lui dit-elle. Elle ajoute : « Govert, pas aussi remuant que Miereveld », faisant peut-être allusion à la signification du nom en néerlandais : Monde de fourmis. Son impresario l’accompagne. Voici Govert déstabilisé une seconde fois dans la même journée, mais heureux. Ses collègues ont entendu parler de Franny Veen. Ils décident d’assister à la représentation qu’elle doit donner le soir même dans cette ville. « Une très belle femme » dit le professeur, qui renoue avec la conversation qu’ils ont eue dans la voiture. « Comment l’âme du principe de beauté peut-elle résider dans une telle femme ? Il faut que l’âme soit incarnée, mais où l’âme réside-t-elle dans Franny Veen ? » Govert, bouleversé, cherche à se calmer en marchant dans la rue. Il achète des chaussures neuves, jette les anciennes. Dans l’hôtel, la chambre de Fran est proche de la sienne. Il a décidé de lui dire à quel point il est amoureux. En attendant le bon moment, il s’endort dans un fauteuil. 

Etrange récurrence du sommeil chez cet homme si « nerveux », si obsessionnel et obsédé par une femme qui a transformé sa vie. Il faut qu’il dorme un moment, comme s’il avait besoin d’une provision de rêve pour continuer à agir.

Au réveil, il se peigne, met sa veste, ajuste sa cravate (les mêmes gestes qu’à l’époque où il était professeur), et frappe à la chambre de Fran. Elle ouvre, le laisse entrer. La chambre ressemble à une loge d’actrice. Il observe tout avec ravissement, lui avoue son amour, sa joie de la retrouver. Sur un meuble se trouve la photo où elle pose avec quelques collégiennes et Brantink. « J’espère pouvoir tout vous dire dit-il, que je vous ai toujours aimée »« Votre beauté est un miracle » lui dit-il. Pendant longtemps il parle seul, elle ne répond pas. « Une beauté qui va très loin, au-delà du corps, la beauté incarnée »« J’ai deux enfants magnifiques, qui ignorent quelle faillite est leur père »« L’autopsie a été terrible, mais sans l’autopsie, je ne vous aurais jamais rencontrée. Cette horreur contenait la beauté, une beauté qui est elle-même une horreur, si renversante qu’elle menace de nous détruire »« Quand vous étiez là, à l’école, j’ai été heureux six mois, mais votre départ a été ma fin ». « Tout cela m’a épuisé, je suis fatigué, je voudrais dormir pour toujours. J’ai fait de mon mieux, j’ai fait tout ce qui était humainement possible, … ».

Une fois de plus, son long discours se termine sur le sommeil. Il a beaucoup parlé, beaucoup trop, pas assez dormi, il lui faudrait ce moment d’arrêt, de détente.

« Je sais Govert, je vous comprends » dit-elle. 

Elle sait, elle savait tout, elle savait tout depuis le départ. Le savoir est de son côté.

Elle commence par aller dans son sens, confirmer ce qu’il a dit. « Cette période a été belle pour nous deux, mais pourquoi n’avez-vous rien dit, pourquoi n’avez-vous pas fait le premier pas ? La relation aurait pu être unique. Je vous aimais et j’attendais tout de vous. Le bonheur était à notre portée, parfait, trop parfait, même si vous ne le saviez pas »« J’ai connu des hommes cupides, égocentriques, égoïstes. La beauté c’est autre chose, elle est proche de la bonté, et c’est là que vous êtes. C’est mieux ainsi. » Il sourit, se couche près d’elle (chastement). La musique se fait sentimentale, harmonieuse. Il lui parle de son enfance à la campagne, des déjections de poules dans lesquelles il vivait. Chaque fois qu’il va chez le coiffeur, dit-il, c’est pour se laver de la saleté de la ferme. 

Encore le coiffeur ! Il aura marqué à la fois sa réussite scolaire, son élévation sociale et son échec.

Soudainement, Fran change de ton : « Je vous dois la vérité ». Govert se tourne vers elle, inquiet. Quelle vérité ? Quelle autre vérité pourrait-il y avoir que celle dont nous avons déjà parlé ? « Vous m’avez posé une question » dit-elle, « je vais y répondre, malgré la déception que je vais provoquer en vous. Il faut maintenant que je vous montre trois objets ».

C’est un moment où le témoignage (oral) ne suffit pas. Il faut exhiber des objets, des preuves avec lesquelles elle voyage en permanence, des marques de crédibilité. Peut-être Govert, qui rêve cette scène, veut-il se persuader qu’elle a gardé son livre. Peut-être savait-il depuis le départ que la justice allait s’exercer par la main de Brantink et que Fran devrait être sacrifiée.

  1. Un pistolet. « Mon père me l’a donné quand il m’a obligée à quitter la maison, le dimanche qui a suivi les festivités. » Govert prend dans sa main le pistolet qu’elle lui tend. « Il y a six mois, mon père a disparu, et personne n’a retrouvé son corps ». Elle donne des détails qui correspondent exactement à ceux du corps autopsié la veille par le professeur. Comment un tel hasard a-t-il pu se produire, juste avant un autre hasard, la rencontre de Fran ?
  2. La main de justice. « Savez-vous pourquoi vous avez été nommé pour succéder à Brantink ? Le secret a été bien gardé. Les faits sont les faits, et maintenant vous savez Govert, j’aimais Brantink. Il a été le premier à m’adorer, il m’a volé toutes mes illusions. Après la découverte de cette liaison, ils ont tout raconté à mon père, il a dû démissionner ». Govert n’aura été qu’un substitut, un pis-aller.
  3. Le livre que Govert lui avait donné3« Quand je suis partie, mon père a jeté le pistolet dans mon sac. Il m’a en même temps maudite et bénie. Je n’avais pas compris jusqu’à maintenant, mais désormais je sais ce que voulait dire mon père ». « Voyez-vous quel étrange couple de frère et sœur nous formons, Govert ? »

La vérité de Fran, c’est aussi et surtout la vérité de Govert. Le livre sera resté fermé, elle ne l’aura jamais ouvert, et maintenant c’est un autre livre qui s’ouvre, un livre encrypté jusque-là dans l’esprit de Govert. Il n’y aura eu entre eux qu’une relation chaste, une relation de bonté, entre frère et sœur. La question du désir se sera jouée ailleurs, dans une autre relation, entre d’autres personnes.

« J’ai connu beaucoup d’hommes et les ai tous aimés, y compris Brantink », répète-t-elle. « Il y avait une étrange force sombre chez mon père ». Govert est couvert de sueur. « Ne regardez pas Govert, mon image est décevante. Peut-être continuerez-vous à la regarder, mais ne la regardez pas, Brantink n’a été que le premier. Vous pouvez encore vous accrocher à vos illusions, vous ne les avez pas usées, comme moi. C’est râpé pour moi, je n’ai plus que ma fatigue et mon pistolet. Je n’avais pas compris ce que mon père voulait. Je ne crains pas le suicide. Vous, vous continuerez à vivre et mourrez soudainement, renversé par votre souffrance, qui sera toujours plus douce que la mienne. Vous vouliez monter jusqu’au ciel ? Faites-moi vos adieux, c’est le sens de votre venue si tardive. Aidez-moi, comprenez ce que mon père voulait. Il est merveilleux que vous me voyiez partir. Govert, vous êtes la bonté et l’amour, Govert, Govert, Govert, Godfried. »

Il s’empare du pistolet, il tire, et l’on revoit l’image du début, le visage de jeune fille qui nous avait regardé au commencement du film, lors du premier réveil.

Fran aura mis Govert dans la position d’un père, un justicier obligé de sacrifier sa fille. Elle aura connu tous les hommes, sauf lui. Il aura renoncé à devenir son amant, il se sera déjà sacrifié lui-même, et voilà que par cette bouche un autre sacrifice, un sacrifice supplémentaire, aura été exigé de lui. Comme Abraham, il n’aura pas pu résister à cette voix dont il a lui-même dit qu’elle était celle d’un ange. Il devait la tuer. Supposons que cette rencontre avec Fran n’ait été qu’un rêve de Govert, une hallucination diurne de ce dormeur inguérissable. Il aurait su, inconsciemment, les raisons pour lesquelles il a été nommé à la place de Brantink. Il aurait connu la dépravation de Fran, mais n’aurait pas voulu se l’avouer. Il aurait désiré se venger, tuer Fran, mais aurait enfoui ce désir coupable dans une crypte inaccessible. La scène de l’autopsie aurait relancé son identification au père de Fran. En tirant sur elle, en rétablissant la justice, il aurait brisé la crypte qui lui permettait de survivre. Il faut, pour rompre la crypte qui vous fait tenir debout, un sacrifice de soi. Cette déchirure aurait déclenché sa crise de folie. 

Dans la scène suivante, Govert travaille la terre dans un lieu qui pourrait être un asile psychiatrique. Il attend la visite de sa femme Corra. On l’invite à voir un film dans une salle de cinéma, où passent les dernières nouvelles. Et là que voit-il ? Fanny Vreen, bien vivante, répondant à une interview. Stupéfait, il cherche à savoir si les nouvelles sont récentes. Le gouverneur de l’institution le lui confirme. « Donc je n’ai pas tué Fran, je l’ai manquée ? – Correct » dit le gouverneur. 

L’injonction à laquelle il avait obéi ne venait pas de Fran. Comme dans l’histoire du sacrifice d’Isaac, un substitut était venu à la place de la jeune femme, mais ce substitut n’était pas un animal, pas un bélier, c’était lui-même. Fran appelait le châtiment, mais ce n’était pas pour elle, c’était pour lui.

Le terrible poids de culpabilité des dix dernières années disparaît d’un coup. Ce n’était pas un adieu. Franny l’avait nommé God-Fried, la paix de Dieu, et maintenant il allait pouvoir vivre dans cette paix. « Le monde est si vague » pense-t-il (c’est le retour de son discours intérieur), « je vois la vérité en double ou triple. Je ne peux croire que dans ce vague. Il y a en moi, profondément enfoui, quelque chose de fragile qui m’oblige à me voir depuis l’extérieur. Alors tout semble clair, mais je suis une autre personne. » Le film n’est pas fini. Dans la scène suivante, Govert ne travaille plus la terre, il fabrique des meubles. « Qu’arrivera-t-il quand je mourrai ? » se demande-t-il. « Quand je serai mort ? Où serai-je ? Où sera Corra ? Et Does ? Et Cathy ? où serez-vous alors ? Comprenez-vous ? J’aurais dû être humble depuis le début et labourer la terre. J’aurais dû faire pousser des plantes, fabriquer des meubles pour toi Corra. C’est ma contribution silencieuse au ménage, à mes enfants, pour qu’ils soient élevés et heureux, quand ils sauront eux aussi et se rendront compte à quel point leur père est une faillite. Corra, chère Corra. »

Ce film religieux se termine par le salut du héros. Ce qui était encrypté, enfermé à l’intérieur, passe à l’extérieur. Il se confesse, redirige son amour vers son épouse légitime et ses deux enfants – comme si Abraham revenait vers Ur, vers son père Terah, et renonçait à la terre promise. Le sacrifice a accompli son office : payer sa dette pour accéder à la transcendance. Avant de fermer les yeux, Govert regarde vers nous, mais c’est en lui-même qu’il regarde. Le film commence par un homme qui rêve et se boucle par le même homme qui recommence à rêver. Au début c’est un avocat à chemise blanche bien peigné, et à la fin c’est le pensionnaire d’un asile. Entre l’homme du début et celui de la fin, le rêve change, mais les cheveux restent aussi courts.

  1. Wikipedia : La main de justice est un insigne du pouvoir royal en France utilisé depuis le XIIIème siècle lors du sacre. Symbole de l’autorité judiciaire, cet objet qui faisait partie des regalia du Royaume de France prit son nom au XVème siècle. Il consiste en un sceptre terminé par une main dont les trois premiers doigts sont ouverts. (…). Traditionnellement, on lui attribue une dimension religieuse, chaque doigt de la main ayant une signification précise. Le pouce représente le roi, l’index la raison, le majeur la charité, et les deux doigts la foi catholique. Les trois doigts ouverts symbolisent la Trinité. ↩︎
  2. On ne voit pas de quel livre il s’agit. ↩︎
  3. On ignore toujours de quel livre il s’agit. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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