Un Tramway nommé Désir (Elia Kazan, 1951)
Un monde s’en est allé, il n’en reste rien d’autre que cette femme, la folle, l’exclue, qui ébranle à jamais « notre » monde
C’est l’histoire de Blanche DuBois (Vivian Leigh) sur la dernière marche de la décadence de sa famille. Elle a perdu la maison familiale de Belle-Rêve (jolie expression qu’aucun locuteur de langue française n’aurait jamais inventée) et rejoint sa soeur Stella, qui habite avec un ouvrier, Stanley Kowalski (Marlon Brando). Sa sœur est vraiment mariée avec l’homme le plus masculin qui soit, elle est vraiment enceinte et va vraiment avoir un enfant, tandis qu’elle, Blanche, doit inventer des histoires pour justifier sa soudaine irruption. Elle ne se trompe pas elle-même, d’ailleurs elle ne trompe personne, mais il faut qu’elle se protège. Elle a tellement pris l’habitude de faire semblant que la crédibilité n’a plus aucune importance : elle n’a pas le choix, il faut continuer.
Il y a chez les deux sœurs la même intensité de désir (ou de fantasme) sexuel, mais l’une a trouvé un objet, et l’autre non. Stella déclare qu’elle ne peut pas se passer de Stan, elle est en attente de son corps, de sa présence, du matin au soir. Blanche perturbe cet équilibre. Elle ressemble à sa sœur, mais comme elle est incapable de fixer son désir, elle le déplace sur un discours de culture ou de pureté dont la crédibilité est à peu près égale à zéro. Ce n’est qu’une fable, un semblant d’absolu, mais ce semblant suffit pour perturber le réel. Stan est la première victime de cette perturbation. Pour continuer ses saoûleries, sa fuite dans le jeu, ses explosions de colère et ses accès de violence, il faut qu’il se débarrasse de la femme-semblant, comme si elle était quand même porteuse d’une vérité, d’une sorte d’authenticité qui contrarie son style de vie. Bien que solitaire et frustrée, Blanche incarne un certain secret de toute la bande, secret refoulé mais partagé par Stan, Stella, les joueurs de poker, les voisins, les voisines et tout l’environnement. Ce sont eux les frustrés et elle, la détentrice de ce secret qu’elle ignore elle-même, qui reste caché, encrypté, derrière ses mensonges et ses simulacres. Si Stan, le cochon, le fauve, le porc, ne la supporte pas, c’est parce qu’il repère en elle ce qu’il aurait voulu ne jamais rencontrer.
La nymphomanie de Blanche fait scandale. Elle est dénoncée par Stanley, l’être le plus sexuel qui soit, le phallus vivant. Le film est construit sur ces deux personnages qui se répondent sans se répondre. Leur relation se terminera par le symbole du viol : un miroir brisé. Il est probable que Stan ne s’y est jamais regardé, et pour Blanche, il est trop douloureux. Le viol brise les semblants, il les met tous face aux responsabilités qu’ils refusent. La seule sortie possible, qui rend service à tout le monde, c’est l’hôpital psychiatrique.
Le monde de Blanche s’est désintégré alors qu’elle était encore là-bas, à Belle-Rêve. Ses parents sont morts, son jeune mari s’est révélé homosexuel. On la dit nymphomane, alors qu’il s’agit surtout pour elle de soutenir ses fantasmes. Elle n’a plus rien sur quoi s’appuyer, sauf son corps, son apparence, son image spéculaire si fragile qu’elle ne supporte pas de la voir en pleine lumière. Elle n’a plus de monde, elle arrive chez sa sœur avec sa malle pleine (toutes ses possessions), mais sans monde. Ces robes, cette paperasserie, ces bijoux, ça ne peut pas faire monde. Elle espère que quelqu’un va la porter quelque part, mais qui pourrait la porter ? Mitch est bien gentil, mais il n’est pas à la hauteur, il n’est même pas quelqu’un. Son monde est impartageable, et pourtant ce qui arrive avec elle les contamine tous. Tous sont ébranlés, Stella bien sûr mais aussi Stanley, malgré sa présence physique et ses fanfaronnades. C’est comme si leur monde à eux était délégitimé par cette apparition, comme si la figure de Blanche devait pour toujours s’inscruster comme une fissure, un tremblement. Plus rien ne sera comme avant. Ce qui est arrivé comme supplément dans le monde ouvrier de la Nouvelle Orléans opère comme amputation. Entre le poker, le bowling, les soirées au cinéma et l’ambivalence des couples, ils s’inscrivaient dans un certain cycle de vie, une stabilité, un rythme. Tout cela sera, comme le miroir, brisé par le passage de Blanche. Elle se sera portée elle-même dans leur monde, transportée, transbordée ou « transmondée », et sa trace ne disparaitra pas.
Que Stella et Stanley finissent par se retrouver, comme dans la pièce d’origine de Tennessee Williams, ou qu’ils se séparent définitivement comme le laisse entendre la dernière image du film, leur couple sera toujours hanté par l’altérité de Blanche, désormais inscrite en eux-mêmes. Cette altérité les sépare et les unit. L’enfant né de leur rapport sexuel devra vivre avec cet héritage. Il est possible qu’on ne parle plus jamais de Blanche, qu’on l’oublie, mais quelque chose du fantôme de Belle-Rêve, dans le non-dit ou l’impossible à dire des uns et des autres, survivra génération après génération.