La Notte (Michelangelo Antonioni, 1961)

La nostalgie d’une extériorité impossible, dont il faut faire son deuil

1/ C’est, dès le départ, un film de deuil. Deuil de quoi ? C’est toute la question, car la suite ne montrera pas qu’un deuil, mais une série de deuils, une multiplicité de deuils. Le film commence par une scène d’hôpital, l’agonie d’un professeur de littérature, Tommaso, qui sait qu’il va mourir dans la nuit1 (première explication du titre : « Die Notte »). Tommaso était un ami de Giovanni Pontano, écrivain à succès interprété par Marcelo Mastroianni2. Avant de mourir, il a lu les cinquante premières pages de son dernier roman, La stagione (la saison), qui vient de paraître. Mais tout indique dans cette scène d’hôpital qu’il était plus attaché à l’épouse de Giovanni, Lidia, interprétée par Jeanne Moreau, qu’à Giovanni lui-même. S’il y a deuil de Tommaso, c’est celui de Lidia, qui se retire de l’hôpital pour pleurer et sera seule à prendre des nouvelles de Tommaso dans la nuit3. Ce deuil est ambigu. Si l’on pose la question : De quoi Lidia prend-elle le deuil ?, on ne peut se limiter à la personne de Tommaso. Lidia fait aussi le deuil de son ancienne personnalité, ses ambitions de jeunesse lorsque Tommaso lui conseillait des livres4, l’accompagnait dans son désir de participer à la vie intellectuelle. Ce désir s’était évanoui depuis longtemps, mais il faut la mort de Tommaso pour que la nostalgie la submerge. À l’époque Lidia n’écoutait Tommaso que d’une oreille, car c’est de Giovanni qu’elle était amoureuse. C’est là qu’intervient le troisième deuil, plus actuel et douloureux que les deux autres : le deuil de la relation qui la liait avec son mari. Il n’y a plus d’amour. Ils le savent tous deux, mais elle y est plus sensible que lui car elle y croyait, tandis que la position de Giovanni a toujours ambiguë5, malgré la belle lettre qu’il lui avait adressée à l’époque6. On apprendra plus tard que Lidia est issue d’un milieu aisé, ce qui n’est pas le cas de Giovanni. L’aurait-il épousée pour des questions de sécurité, d’argent ? Elle peut, désormais, se poser la question, et pousser Giovanni dans les bras d’une autre fille riche, Valentina. C’est le quatrième deuil : l’abandon d’un certain désir de pureté de la part de marginaux, d’intellectuels, qui prétendaient fuir le grand monde malgré les origines de Lidia et la célébrité de Giovanni7. Pour marquer ce deuil, Lidia se fait conduire en taxi dans la commune de Sesto San Giovanni où elle avait vécu avec Giovanni au début de leur relation. C’est un retour vers son passé en même temps que vers le passé de la ville. Dans ce no man’s land, fera remarquer Giovanni, la voie ferrée est désaffectée. Il n’y a pas de chemin privilégié, pas de voie qui conduise vers les gratte-ciels du centre milanais. Elle assiste aux jeux, aux joutes, aux peines des habitants du quartier, en tire un profond plaisir mais pour elle c’est trop tard. Elle doit aussi faire le deuil de cette époque et revenir à la maison. Giovanni comprend qu’il s’est passé quelque chose, mais préfère faire comme si le programme de la journée suivait son cours, dans le prolongement de ce que le couple a vécu depuis dix ans. Avec la mort de Tommaso meurt aussi pour Lidia une espérance d’amour, de culture, la possibilité de s’extraire d’un monde qu’elle a cru quitter lorsque, dix ans plus tôt, elle s’est mariée. Comment faire pour en prendre acte ? Ils se rendent dans un night-club où elle tente de lui faire comprendre qu’il est arrivé quelque chose, que la nuit qui commence est un moment singulier, unique, où leurs trajectoires s’écartent, se dissocient. Mais Giovanni n’entend pas (ou fait semblent de ne pas entendre). Il reste, en somme, dans la nuit.

2/ C’est un film sur les bords, les frontières de différents mondes. Il se déploie dans l’espace limitrophe, la frontière mouvante, entre d’une part le monde dominant de la richesse, de la grande ville où eux-mêmes habitent, des belles villas avec piscine, des voitures de luxe, des jardins fleuris et des patrons fiers de leurs actions, et d’autre part le monde de la culture, du savoir, de l’édition, dont les intellectuels proclament leur solidarité avec le petit peuple des banlieues. Le premier monde est incarné par la vie sociale, économique, dans l’espace urbain avec ses rues, ses bâtiments, ses balcons, ses foules, ses embouteillages, ses travaux, ses hélicoptères, ses terrains vagues, et aussi ses écrivains reconnus, ses galeries, ses couples, ses familles. C’est un monde que Giovanni et Lidia arpentent depuis longtemps, en prétendant ne pas y appartenir. Sans doute leur mariage a-t-il trouvé sa justification dans l’évitement, la mise à l’écart de ce monde. Comme ils le répètent plusieurs fois, ils sont casaniers, sortent peu, et seulement si les obligations de Giovanni les y contraignent. À présent Lidia en a assez de vivre dans l’espace confiné de leur bel appartement milanais. Elle comprend que leur prétendue extériorité n’était que la forme apparente de leur assimilation. Son origine sociale ne l’incite pas à travailler, et les efforts qu’elle a accomplis, en compagnie de Tommaso, pour pénétrer la vie intellectuelle, ont été des échecs. Elle reste bloquée sur une bordure, la marge externe d’un monde dont elle voudrait s’extraire, si c’était possible, mais c’est impossible. Le cinéma d’Antonioni, avec son insistance sur les lieux vides, les espaces géométriques, les temps morts, les paysages urbains, les scènes marginales, ne cesse de mettre en valeur ces bordures qui entourent, encadrent, obsèdent ses personnages. Ces lieux inhabitables sont les limites nécessaires du monde, les parerga indispensables mais hors de portée, inviables. Quand Lidia ne peut pas rester dans la chambre du mourant, il faut qu’elle sorte pour pleurer. Tandis qu’elle n’est plus là, dehors, Giovanni se laisse entraîner dans une brève aventure avec une nymphomane – aventure sans importance, mais qui néanmoins dit tout8. Quand tous deux se rendent à la librairie qui fête la parution du livre, La stagione, Lidia reste seule, muette, extérieure à ces mondanités9 auxquelles elle participe sans participer, une posture qui la tient à l’écart tout en évitant la rupture, dont elle entretient encore l’ambigüité, la tension, malgré la gêne, le malaise qu’elle ne supporte plus car il faut qu’elle s’en aille, qu’elle prenne son indépendance. Quand ils se rendent à Brianza, à la réception des Gherardini10, la première chose qu’ils voient est un livre lu par la fille du propriétaire, Valentina (interprétée par Monica Vitti). Il s’agit de l’ouvrage de Hermann Broch écrit en 1930-32, Les Somnambules11. Comment un tel ouvrage, incompatible avec l’univers des Gherardini, peut se trouver là ? Lidia pousse Giovanni à entrer en contact avec Valentina, autre figure de l’extériorité interne, à la fois révoltée et parfaitement intégrée au système. Elle sait que Giovanni est incapable de résister à la séduction de la jeune femme, et d’ailleurs il ne résistera pas non plus à la proposition du père, de devenir une sorte de directeur des relations extérieures de son groupe. Giovanni n’a plus envie d’écrire des romans, il est en crise d’inspiration. Il ne peut plus jouer ce jeu-là, il faut qu’il passe à autre chose, par exemple de Lidia à Valentina, même si au fond ça ne changerait rien. La relation entre Lidia et Valentina est étrange. Elles ne sont pas concurrentes, mais complices. « Je voudrais mourir, mettre fin à cette agonie » dit Lidia. « Il me faudrait quelque chose de nouveau. – Ce peut être rien ? – Oui, ce peut être rien »12. Giovanni assiste passivement à cette conversation dans laquelle il compte peu (et même pour rien). Valentina leur conseille de ne rien changer à leur vie, de rester ensemble, puisque de toutes façons, on ne peut rien faire. Comme l’a expliqué, sans rire, le père Gherardini : « Peut-être le futur ne viendra-t-il jamais ». Le futur fait partie de ces bords toujours changeants, mais auxquels on n’accède jamais. Paradoxe : l’extériorité prolifère, mais il faut en faire son deuil.

3/ Il y a entre La Dolce Vita (1960) et la réponse d’Antonioni, La Notte (1961), un élément commun : Marcello Mastroianni. C’est le même acteur, le même homme avec le même caractère – mais pas exactement le même choix de partenaire féminin. Dans La Dolce Vita, Emma est une fiancée banale, conventionnelle, qui proclame son amour, sa jalousie et sa volonté de faire famille ; dans La Notte, Lidia est une épouse rétive à la vie familiale qui, faute d’amour, invite son conjoint à rencontrer d’autres femmes. Après dix ans de vie commune, malgré le confort dans lequel ils vivent, Lidia et Giovanni n’ont pas d’enfant. Chez Fellini, Marcello, qui pénètre le cœur de la vie mondaine de la capitale italienne, Rome, est entraîné dans sa déliquescence. Chez Antonioni, Giovanni, qui est invité dans le cœur de la vie économique italienne, Milan, envisage d’y pantoufler (même s’il affirme à sa femme qu’il a l’intention de refuser l’offre de Gherardini). Dans les deux cas l’impasse semble totale, l’enfermement absolu, ni le personnage joué par Mastroianni ni sa conjointe n’offre une piste de sortie. La perspective d’avenir, s’il en est, vient d’ailleurs. Chez Fellini, c’est la jeune Paola qui, à la fin du film, se tourne en souriant vers le spectateur : ne vous en faites pas semble-t-elle dire, je ne suivrai pas leur chemin, j’en inventerai d’autres. Chez Antonioni, c’est la multiplication des éléments extérieurs, des bordures et des cadres, des vastes plans ou l' »action » se retrouve reléguée dans un petit coin13 ; décalages, dissymétries, hors champ, etc, qui laisse entendre que quelque part, en-dehors de ce monde, autre chose pourrait surgir ; mais cet « autre chose » auquel ils croyaient dans leur jeunesse reste absolument indéterminé, incertain. 

L’angoisse de la perte du désir, thème fréquent chez Antonioni. Dans un univers vide, le désir perd sa substance. Il finit par disparaître complètement, et alors aussi l’amour, et le reste. On est déprimé parce qu’on perd le désir. L’état final de Jeanne Moreau (Lidia) est proche du rien. Elle n’a de désir ni pour son mari, ni pour un autre, ce qui est pour elle une façon de revenir au milieu bourgeois dont elle est issue. Échec monumental de la jeune fille qui se voulait intellectuelle, lire des livres dans un milieu où personne n’en lit. Mais après quelques années, cela ne mène à rien. 

Il pleut toujours chez Antonioni, il fait nuit, c’est un indice supplémentaire de l’obscurité ambiante. 

L’esthétique du film est celle de la photographie de l’époque. 

Le film renoue avec le thème de la disparition développé dans le film précédent d’Antonioni, L’Avventura. Alors que, dans L’Avventura, Claudia remplaçait son amie Anna (disparue) auprès de Sandro, dans la Notte14, Giovanni accompagne son ami Tommaso (disparu) dans l’effacement de la relation avec Lidia. Dans les deux cas, un couple se dissout, un personnage énigmatique disparaît et il reste deux individus dont la vie commune est plus qu’incertaine. Dans les deux cas, un père et une mère à peine entrevus doivent faire le deuil d’un enfant, énigmatique et incompris. Dans les deux cas, l’homme du couple est séduit par un personnage féminin joué par Monica Vitti (Claudia ou Valentina) et aussi, brièvement, par un autre personnage féminin plus sensuel (la prostituée de L’Avventura ou la folle de La Notte), tandis que la femme du couple initial, héritière d’une large fortune, prend ses distances. Dans L’Avventura, le couple nouvellement constitué mais déjà branlant s’égare dans une réception bourgeoise et un road-movie sicilien, tandis que dans La Notte, le couple anciennement constitué mais déjà branlant s’égare dans des quartiers mal famés de la ville, puis dans une garden-party milanaise. Jamais, bien sûr, ces couples n’envisagent une installation stable, classique, avec demeure bourgeoise, enfants et situation établie. Le seul cadre qui balise leur parcours est urbain : architecture antique pour L’Avventura, quartiers contrastés pour La Notte. Et comme ces lignes parallèles ne se rejoignent jamais, les couples se séparent dans l’incertitude. 

  1. Qui précise : L’opération a réussi, et le patient est mort. Sauf qu’il n’y a pas eu d’opération, et qu’un seul remède a été administré : la morphine.  ↩︎
  2. Le film est souvent considéré comme une réponse d’Antonioni au film de Fellini sorti l’année précédente, La Dolce Vita, qui a remporté un grand succès public. Mastroianni y interprète un journaliste à la fois marginal et bien introduit dans le monde, des caractères qu’on retrouve pour le même acteur dans La Notte. Alors que La Dolce Vita avait obtenu la Palme d’or à Cannes (1960), La Notte obtiendra l’Ours d’or à Berlin. ↩︎
  3. Elle promet à Tommaso de venir le voir le lendemain, c’est-à-dire quand il sera mort. C’est elle qui prendra des nouvelles dans la nuit et annoncera la mort de Tommaso à Giovanni. ↩︎
  4. Le professeur lui parlait, entre autres, d’Adorno, mais Lidia n’a jamais réussi à s’intéresser à ses idées. Il représentait une certaine extériorité que Lidia espérait trouver chez Giovanni, mais cette extériorité, c’est fini, elle est morte.  ↩︎
  5. Si l’on considère les films d’Antonioni dans leur ensemble, on peut supposer que lui non plus ne croyait pas en l’amour. ↩︎
  6. Giovanni a rapidement oublié cette lettre d’amour que Lidia a toujours gardé dans son sac. En la lisant le lendemain, à l’aube, elle prend acte du deuil. ↩︎
  7. Il faut éviter le succès, aura dit Tommaso, c’est une impasse. ↩︎
  8. Ce n’est pas un hasard si, à ce moment-là précisément, un hélicoptère passe. La nymphomane est elle-même un symbole d’extériorité, d’intégration impossible. ↩︎
  9. Assez immodestes, puisque le prix Nobel Salvatore Quasimodo y joue son propre rôle. ↩︎
  10. Il s’agit d’une fête organisée en l’honneur d’un cheval de course. ↩︎
  11. Die Schlafwandler, ouvrage en trois tomes racontant l’effondrement des valeurs en Autriche-Hongrie vers 1888 (désastre imminent), 1903 (anarchie), 1908 (réalisme – Die Sachlichkeit). Giovanni et Lidia sont eux-mêmes des somnambules. ↩︎
  12. Quand elle fuit la réception des Gherardini, l’homme qui l’accompagne (Roberto) n’est qu’un des éléments, un des rouages du rien, ce monde qu’elle abhorre. ↩︎
  13. Lidia se rend compte que, si sa vie avec eu un centre, ce serait sa relation avec Tommaso. Mais il est mort et bien mort, et ça ne reviendra pas.  ↩︎
  14. La Notte est le titre d’une toile de Mario Sironi qui apparaît un instant dans le film. A son tour, le film a inspiré au peintre Axel Sanson le tableau La Notte↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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