Uncut gems (Benny and Josh Safdie, 2019)
L’argent-voyou, qui semble exonéré et exonérer de toute dette, appelle la chance et porte la malédiction
On croit se trouver dans un système d’échanges économiques, mais ce qui arrive est au-delà de l’économie : une force transgressive, destructive, inarrêtable, ingérable, une sorte de folie qui avait déjà provoqué la mort sociale de Howard. Il se détachait de sa famille, sa communauté, son business. Il n’avait pas qu’une dette d’argent, il avait de multiples dettes à de multiples personnes, irremboursables. A la fin du film, tout sera remis à zéro de la façon la plus radicale : la mort.
La dette de Howard est une économie terrifiante qui s’est accumulée dans toutes les directions ; à l’égard de son beau-père, de sa femme Dinah, de sa maîtresse Julia, de ses enfants, de ses employés. Pour compenser cette dette démesurée, Howard est forcé de recourir au jeu, au pari. Avec ce recours, une contre-économie se met en place : l’argent dans ce qu’il a d’incalculable, l’argent-voyou qui peut arriver ou partir instantanément, sans raison. Le basketeur Kevin Gartner (KG) croit que l’opale peut lui porter chance. Howard s’appuie sur cette croyance qu’il partage, car c’est la seule façon pour lui de démultiplier l’argent. Il croit que s’il gagne son pari, il en finira avec le système d’obligations dans lequel il est pris. Mais le porte-bonheur est aussi le signe du déplacement d’une malédiction. La pierre gemme a été récupérée à l’occasion d’un glissement de terrain qui a tué un mineur éthiopien. Howard n’en sait rien, mais en possédant la pierre-voyou vieille de millions d’années, il se rend personnellement responsable de ce meurtre. Ce concentré de valeur monétaire est aussi un concentré des crimes dont il doit rendre compte, en tant que bijoutier et en tant que Juif – c’est ce qui fait le lien avec la cérémonie du Seder (Pâques), le moment où il doit lire le passage sur les dix plaies d’Egypte.
L’argent-voyou, qui est aussi l’argent-roi, l’argent-souverain, fait régner sa loi d’exception. Le film ne semble porter aucun jugement moral sur Howard, mais il en fait le réceptacle de toutes les fautes, les crimes, l’exploitation nécessaires à la production de ces beaux bijoux. L’homme fait circuler l’argent, il est dépassé par cette circulation et doit en porter sur ses épaules la malédiction, comme dans A serious man des frères Coen (2009). A la fin, la dette est annulée, puisque le prêteur et l’emprunteur sont tous deux morts. On montre le visage de Howard mort heureux, et la satisfaction d’Arno qui croit qu’il va être remboursé, mais c’est une autre, Julia, l’amante de Howard, qui va rester millionnaire. Les gagnants (Julia, les malfrats) et les perdants du film (la famille), pourront, grâce à son sacrifice, continuer à vivre.
Le plus saisissant dans ce film « tachychardique » (Libé), frénétique, c’est son énergie. Il déborde d’une énergie impossible à dominer, celle de la 47è rue de New York, ce quartier fermé et un peu mystérieux où circulent l’argent, les bijoux et les voitures de luxe. Les critiques ont parlé de thriller absolu, thriller total, pour qualifier le rythme qui emporte le film avec son principal personnage. Un thriller est « un genre artistique utilisant le suspense ou la tension narrative pour provoquer chez le lecteur ou le spectateur une excitation ou une appréhension et le tenir en haleine jusqu’au dénouement de l’intrigue ». Uncut gems est un pur thriller, l’essence du thriller. Le film, dont on dit aussi qu’il est un pur bijou, cumule l’excitation liée aux jeux d’argent, à la vitesse, aux risques pris, aux retournements insensés, et à la punition finale, la violence divine. Howard, ce type méprisable et méprisé, sans substance, se révèle finalement responsable, élu.
Le film a quelque chose d’autobiographique, puisque le père des frères Safdie a travaillé dans le Diamond District et racontait des histoires extraordinaires sur ce qui s’y passait. Ils ont mis presque dix ans à la réaliser, après différents refus.