Généalogies d’un crime (Raul Ruiz, 1996)
Monstrueuse la tragédie d’un fils naturel dont on attend qu’il assassine une mère déjà morte, un père déjà suicidé, au prix de sa vie
Premier récit : À Vienne quelque temps avant la guerre, Hermine Helmut von Hug, psychanalyste pour enfants, est persuadée que son neveu âgé de cinq ans a des tendances homicides. Elle décide d’étudier l’évolution, selon elle, inexorable, de ces penchants criminels. Effectivement celui-ci commet le crime tant attendu : il tue sa tante.
Second récit : Les parents du petit René, 5 ans, viennent de trouver la mort dans un accident. L’enfant est recueilli par sa tante Jeanne, psychanalyste pour enfants. Celle-ci détecte en lui des tendances homicides et décide de le surveiller pour vérifier une théorie selon laquelle, après un certain âge, une telle pulsion ressurgit. Quinze ans plus tard, René assassine effectivement Jeanne. L’affaire passionne son avocate, Solange, spécialiste des causes désespérées. Les relations entre Solange et son jeune client s’épaississent. René commence à voir en l’avocate sa tante disparue, tandis que Solange retrouve en lui son fils mort dans un accident…
Troisième récit : Jeanne, une psychanalyste freudienne, croit voir dans son neveu, âgé de cinq ans, des tendances homicides. Or elle sait que – selon un mot de Freud – à l’âge de cinq ans « tout est joué » pour tout individu. Elle décide donc d’étudier l’évolution de ses penchants criminels, jusqu’au moment où il commet le crime prévisible : il tue sa tante, seule personne à connaître ses penchants. Le jeune criminel, René, est défendu par Solange, une avocate qui cherchera à démonter les mécanismes du jeu subtil auquel se sont livrés la victime et le futur criminel, pendant plus de dix ans. Peu à peu, le jeune homme commence à voir dans l’avocate, sa tante morte. Et l’avocate voit dans le jeune homme, son propre fils, mort dans un accident. Voilà donc que le fantôme de Jeanne, la victime, s’incarne dans Solange, l’avocate, pour donner peut-être une nouvelle chance au jeune criminel.
Analyse
C’est la description d’un système mère/fils qui ne peut aboutir qu’à la destruction mutuelle. Bien sûr la mère n’est pas une vraie mère, c’est une tante d’adoption, et le fils n’est pas un vrai fils. Mais le jeu singulier qu’ils ont tous deux adopté, « Je suis toi, tu es moi », les lie irrévocablement. Le fils est double (René virtuellement meurtrier et Pascal, le fils de l’avocate, déjà mort), la mère aussi (Jeanne la psychanalyste, déjà morte elle aussi, et Solange l’avocate, peu émue par la mort de son fils et de sa mère), tandis que le père, bien que triple (le père de Pascal, le psychanalyste Georges Didier, l’autre psychanalyste surnommé Corail, sans parler du juge Verret), est inexistant. Toute l’histoire conduit à son suicide, qui au fond est inscrit depuis le départ. En l’absence de père, le dominateur n’est pas la mère, c’est le fils. Mais quel fils! séducteur, séduisant, cynique, voleur, c’est un monstre. Depuis l’âge de cinq ans, il n’est qu’un objet d’étude, séparé de ses parents biologiques (morts eux aussi), voué à accomplir son destin. La légende orientale qui ouvre et ferme le film a des accents de tragédie grecque : Un homme tue une femme. Puis il se réfugie chez une autre femme solitaire, dont il tombe amoureux. Mais la seconde femme est le fantôme de la première, et se venge en le tuant. La monstruosité du fils (sa connexion au mal radical) tient à cette programmation. On ne peut ni soigner ni analyser un usurpateur, un coupable de naissance. Fatalement hors-la-loi, il est dangereux. Le pseudo-père sait qu’il faut l’éliminer, mais il ne veut ou ne peut pas s’opposer à lui frontalement. Rusé, prudent et passablement pervers, il instrumentalise et la mère et la petite amie du fils. Mais la mère ne se laisse pas faire. C’est elle qui tue le fils et capte son héritage. Désormais, dit-elle dans la dernière phrase du film, ce n’est plus toi l’héritier universel, c’est moi.
Hermine Hug von Hugenstein, dont on dit parfois qu’elle a été l’une des premières psychanalystes d’enfants, avant Anna Freud et Mélanie Klein, a été assassinée en 1924 par son neveu Rolf (Rudolf Otto Helmut Hug, né en 1906), fils naturel de sa demi-soeur Antonie, elle-même fille naturelle de son père Hugo Hug Ritter Von Hugenstein, militaire de carrière, tuberculeuse depuis 1913 et morte en 1915. Ne s’étant elle-même jamais mariée, elle a contribué à la prise en charge de cet enfant vers 1917. Sans doute a-t-il été pour elle un objet d’étude à partir de 1910. Entre 1915 et 1917, il aurait vécu dans des familles d’accueil (Antonia, dont les idées allaient vers l’extrême droite, ne souhaitait pas le confier à sa soeur, plutôt progressiste). Plusieurs analystes ont été consultés sur cet enfant difficile, qui finalement a été placé dans des centres de rééducation ou de redressement. Arrivé à l’âge de 18 ans, ce jeune garçon en voulait probablement à sa tante, qui ne l’a jamais aimé et aurait préféré ne pas s’occuper de son éducation. Il l’aurait tuée dans la panique, sans préméditation, avant de lui voler une coquette somme d’argent et une belle montre. Condamné à 12 ans de réclusion, puis remis en liberté conditionnelle en 1930, probablement influencé par les ennemis de la psychanalyse, il a réclamé au président de l’Association Psychanalytique de Vienne, Paul Federn, une indemnisation. Federn l’a orienté vers Eduard Hitschmann, qui lui-même l’a dirigé vers Hélène Deutsch pour une cure. Que s’est-il alors passé avec Hélène Deutsch ? On n’en sait rien, mais il l’a menacée ou importunée, à tel point qu’elle a du recruter un détective privé pour sa protection. Vers 1933, on perd la trace du pauvre Rolf. Pour compléter le tableau, il faut préciser qu’Hermine est aussi connue pour avoir écrit un faux « Journal d’une adolescente » confirmant un peu trop précisément les théories sexuelles de Freud. Les psychanalystes ne lui ont pas fait de cadeau et l’ont, pour cette raison, mise à l’écart.
Mais venons-en au film de Raoul Ruiz, pour qui cette histoire n’est après tout qu’un prétexte. Rolf (René) est devenu un monstre prédestiné au meurtre depuis l’âge de cinq ans, Hermine Hug-Hellmuth (si généreuse dans la vie) est devenue Jeanne, une psychanalyste passablement sadique, et quant à la société de psychanalyse (qui dans le monde réel a fait tout ce qu’elle a pu pour aider Rolf), elle est aux mains de pervers cyniques et prétentieux (Georges Didier, Christian Corail). Or, qu’arrive-t-il dans le film? Tous les personnages sont les « héritiers universels » d’un cercle diabolique d’échange mortifère – comme s’ils n’étaient pas seulement, par définition, mortels, mais aussi meurtriers. S’ils se dédoublent, ce n’est pas pour devenir autres, c’est pour répéter encore une fois le même cercle.
Observation complémentaire
Il est des films où tout est déjà dit dans la distribution. C’est peut-être le cas de celui-là.
Catherine Deneuve : Solange/Jeanne
Melvil Poupaud : René
Michel Piccoli : Georges Didier
Andrzej Seweryn : Christian
Bernadette Lafont : Esther
Hubert Saint-Macary : le juge Verret
Jean-Yves Gautier : Mathieu
Mathieu Amalric : Yves
Patrick Modiano : Bob
Jean Badin : l’avocat
Brigitte Sy : Jeanne
Pascal Bonitzer : le directeur d’école
James Thierrée : un jeune comédien américain
Jean-François Lapalus : le médecin de la morgue
Oum’ Dierryla : l’assistante de Georges
Camila Mora-Scheihing : Soledad
Laurence Clément : la secrétaire Aline
Jacques Pieiller : le garçon de café