They Shot the Piano Player (Fernando Trueba, 2023)
N’étant ni mort ni vivant, le disparu ne s’efface jamais; nul ne peut limiter sa présence, ni empêcher qu’elle se renouvelle
Le pianiste était brésilien. Il s’appelait Francisco Tenório Júnior, il a été assassiné le 27 mars 1976 par la dictature argentine. D’après les témoignages, il aurait été tué d’une balle dans la tête dans la sinistre ESMA (Escuela de Mecánica de la Armada) de Buenos Aires où l’on torturait les prisonniers, mais on n’a jamais retrouvé son corps. Qu’est-il devenu ? Selon le dictateur Videla qui tentait d’atténuer sa responsabilité, Le disparu n’est ni mort ni vivant, il n’est pas là, mais ce film prouve exactement le contraire. S’il est impossible de faire le deuil du disparu, il peut n’être pas là, être absent, toujours absent, peut-être pour toujours, mais il ne disparaît pas, il reste présent parmi nous, dans un réel différent mais un réel quand même. Le disparu n’est pas un spectre car le spectre présuppose un mort tandis que lui, en tant que ni mort ni vivant, n’est pas effacé, sa virtuosité pianistique et son génie musical sont intacts. Le film dessiné par Javier Mariscal et réalisé par Fernando Trueba ne fait pas de lui un fantôme, il réaffirme sa présence, aujourd’hui, en multipliant les traces, les indices du réel, et en créant un objet esthétique somptueux à sa mesure, à sa hauteur1. En plaquant les voix réelles des témoins interrogés sur des visages dessinés, les auteurs ne produisent pas une illusion ni une imitation de documentaire. Ils produisent une œuvre qui résonne à partir de l’œuvre de Francisco Tenório Júnior. Les domaines et les matières sont différents, mais l’écho vient jusqu’à nous. Fernando Trueba a effectivement fait l’enquête qu’il attribue à un personnage fictif, Jeff Harris, journaliste américain. En quête de Tenório, il a réalisé 140 entretiens dont une trentaine se retrouvent dans le film, avec un décalage qu’aucun documentaire filmé n’aurait pu faire sentir. Il faut ce décalage pour faire écho à la musique du disparu (sa vraie musique de l’époque, pas une imitation). L’artefact visuel redonne vie à la composition musicale dont nous pouvons entendre des fragments. En s’affirmant comme création, nouveauté incomparable, il réussit l’exploit qu’aucun documentaire classique n’aurait pu réussir : restaurer la présence du disparu.
Pour que la trace de Francisco Tenório Júnior soit effective, il aura fallu que les personnes interrogées l’aient bien connu et que les témoignages recueillis soient fidèles. Le poète Vinicius de Moraes a effectivement répondu aux questions de Fernando Trueba, ainsi que Gilberto Gil, Caetano Veloso, Chico Buarque ou Antonio Carlos Jobim et beaucoup d’autres. En même temps le réalisateur introduit une dimension autobiographique en se représentant lui-même comme écrivain américain. La fiction se détache de lui, ouvre une nouvelle réalité qui fait écho à une période qu’on peut imaginer, mais que la plupart des spectateurs n’ont pas connue2.
Le film dresse un parallèle entre la Bossa-nova brésilienne3 et la Nouvelle vague française, deux expressions inventées à peu près au même moment, à la fin des années 19504, et ayant le même sens 5. Aux citations musicales s’ajoutent les nombreuses allusions à des films de cette époque, notamment de François Truffaut : Jules et Jim (1962) pour les souvenirs 6, et Ne tirez pas sur le pianiste (1960) pour le titre. Alors qu’un documentaire classique aurait situé ces musiques dans le passé, il nous les fait entendre, voir et sentir au présent. Rien n’a disparu dit-il, il n’y a pas de reliques. Les traces ne sont pas immobiles mais actives, en mouvement, toujours productives. Le film témoigne, par son existence même, de leur fécondité.
- Citation de Fernando Trueba : « Je ne voulais pas traiter Tenorio comme un cadavre, parmi les milliers de disparus de cette époque, mais comme un artiste, un musicien. Il fallait que sa musique soit présente, qu’on sente sa joie de jouer dans tous ces bars de Rio qui ont disparu » (Positif, février 2024). ↩︎
- Fernando Trueba est né le 18 janvier 1955 à Madrid. ↩︎
- Un métissage de la samba et du jazz. ↩︎
- La Nouvelle vague a été mentionnée pour la première fois le 3 octobre 1957 sous la plume de Françoise Giroud, dans L’Express. ↩︎
- L’expression vient du brésilien bossa, qui signifie au premier degré « bosse » (de baleine, de chameau), et peut se traduire au second degré par « onde », « vague » (de la mer), « aptitude », « vocation ». D’où la traduction possible par « nouvelle vague ». ↩︎
- Le jazzman Milton Nascimento dit avoir pleuré en regardant ce film. L’image de Jeanne Moreau, Henri Serre et Oskar Werner sur un pont est présente dans Ils ont tué le pianiste. ↩︎