Flow (Gints Zilbalodis, 2024)
Dans un monde flottant, réduit à des vestiges, il n’y a pas de finalité à l’errance
Ce sont deux films sortis la même année et qui apparemment n’ont rien à voir l’un avec l’autre, à part le Z, première lettre du nom du réalisateur (Zilbalodis- Zemeckis) et dernière lettre de l’alphabet. L’un insiste sur la poursuite d’une errance (Flow, titre français : Flow, le chat qui n’avait plus peur de l’eau), et l’autre sur la stabilité d’un lieu (Here). L’un met en scène la perte totale de tout lieu connu, habitable, et l’autre la permanence d’un habitat dont les occupants changent, vieillissent, se transforment. Dans Flow, c’est l’histoire d’un petit chat anonyme pris dans un déluge. Le niveau de l’eau monte, monte, monte. Poursuivi par une bande de (méchants) chiens, le chat se réfugie là où il peut, dans une maison abandonnée (qui était peut-être la sienne) où semble avoir vécu, il y a peu encore, un artiste ou un prêtre pratiquant le culte des félins. À mesure que disparaît toute terre, toute végétation, il se réfugie sur une branche, puis sur un bateau où viennent le rejoindre d’autres animaux : une sorte de ragondin, le capybara1, un lémurien du genre catta (c’est-à-dire chat2), un (gentil) chien de race labrador et un oiseau, le messager sagitaire3 blessé à l’aile. Les cinq animaux présents par intermittence sur le bateau (car ils sont bousculés, font des chutes, partent et reviennent) coexistent sans véritablement interagir. Quelques objets d’origine humaine s’accumulent, dont s’empare tel ou tel animal, mais on ne voit pas un seul humain vivant dans le film, on n’entend pas une seule parole échangée ni même une voix off. L’humain n’est présent que par les ruines abandonnées, en opposition frontale avec Hereoù les humains qui habitent toujours la même maison sont bavards, ne cessent de converser, de discuter ou de s’engueuler entre eux. Les humains font société : ils se marient, divorcent, travaillent, s’aiment ou s’opposent, tandis que les animaux de Flow coexistent sans se connaître, miaulent ou aboient sans se comprendre, dans une relation difficile à décrire avec nos mots, notre vocabulaire, nos raisonnements. Quand le niveau de l’eau baisse, ils retrouvent la terre ferme et en arrivent à s’entraider malgré leur hétérogénéité. L’oiseau s’envole dans les cieux, tandis que le chat retombe sur ses pattes (une fois de plus) et s’immobilise à proximité de ses trois compagnons mammifères4. Ils ne s’interpellent toujours pas, ne se regardent pas les uns les autres, mais chacun des quatre observe sa propre image dans l’eau.
Ce « tous ensemble » peut être compris comme la conclusion « humaniste » du film. Bien entendu le mot « humanisme » détonne car aucun humain n’est présent, il n’y a que des traces d’humain. Entre les ruines, les statues et les monuments, on devine qu’il y a eu de la pensée, du langage, mais il n’en subsiste plus rien – à part cet étrange « humanisme » spéculaire qu’il faudrait interpréter. Le film met en scène l’effacement du social, de la loi, du droit, du langage, de la culture en général, mais laisse entendre que l’éthique, elle, pourrait n’être pas complètement effacée. Il en reste une trace dans le moment ultime où ces êtres se défendent collectivement ou parallèlement, et au moment final où ils s’arrêtent devant une image qui n’est jamais celle d’autrui mais toujours la sienne propre. Dans le cours du film, le lémurien ne cesse de s’observer dans un miroir abandonné, hérité des hommes, mais sait-on ce qu’il y voit ? Rien ne prouve qu’il s’identifie à sa propre image spéculaire, comme est supposé le faire l’enfant du stade du miroir lacanien. Même coalisé, l’animal reste animal.
Au pessimisme de Here, où les vies vécues dans un lieu imaginé, construit pour y vivre, semblent ne conduire à rien, se compare l’incertitude absolue de Flow, où le bateau peut faire naufrage à chaque instant et les animaux se noyer sans aucun espoir de survie. S’ils survivent, c’est pour le plaisir et le désir du spectateur, qui résiste à l’immersion car la caméra se déplace, elle se faufile dans les forêts, sous les fleuves ou dans les airs5. Il a fallu une équipe d’une trentaine des personnes, des moyens techniques6, plus de cinq années de développement, une analyse ultra-réaliste des mouvements d’animaux, pour réaliser ce film qui tend à vider la planète de toute humanité. Par une sorte de plan-séquence fluide, continu, le film suggère que l’humanisme du futur, porté par le cinéaste et son équipe7, pourrait se passer des humains8 : un humanisme sans optimisme ni pessimisme qui laisse venir un avenir que plus rien ne détermine. Chacune de ces créatures persiste dans son dynamisme, sans s’occuper des autres. Ils dépendent d’un mouvement aléatoire dont ils ne peuvent que limiter les effets. Même s’ils naviguent sur le même bateau, leurs vécus singuliers ne se croisent pas. Ils ne partagent même pas une solidarité d’espèce, puisque le lémurien du bateau ne se rallie pas aux autres lémuriens, le chien du bateau ne se rallie pas aux autres chiens, et l’oiseau du bateau ne fait que combattre son semblable et s’envoler solitairement vers le ciel étoilé, le vide intersidéral. Les quatre mammifères sont des exceptions. Chacun d’entre eux a sa personnalité, son caractère (le lémurien kleptomane9, le chat peureux, le chien soumis, le rongeur ronfleur, l’oiseau protecteur, qui devine comment il faut se servir du gouvernail). Leur reflet dans l’eau n’est collectif que pour nous, les regardeurs, pas pour eux.
Le film n’est pas seulement une métaphore du changement climatique, il témoigne de la perte de finalité de la culture, du flottement généralisé d’une civilisation dominée par la technique, de la perte d’un regard unique capable d’analyser les événements. Tandis qu’un gigantesque Léviathan agonise, les objets accumulés, les outils entassés, les monuments et les cultes ne servent plus à rien. Le monde ne disparait pas, il a déjà disparu, toutes les délimitations, les frontières qui le balisaient sont effacées. La question posée n’est pas celle de sa survie mais du destin des vestiges. Les bateaux construits par les humains flottent encore, mais ils ne leur sont pas destinés. Ils embarquent provisoirement d’autres passagers qui ne les entretiendront pas, mais risquent de subir les conséquences d’une catastrophe qu’ils n’ont pas provoquée. Au-delà des espèces privilégiées par le récit, dont on sent qu’elles risquent de disparaitre elles aussi, ce seront d’autres espèces, des insectes, des bactéries, des reptiles, des poissons, etc., qui pourront éventuellement donner sens (un sens que nous ne comprendrons jamais) aux objets subsistants.
- En Europe, le ragondin est un rongeur semi-aquatique plutôt envahissant, généralement classé comme nuisible. En Amérique du Sud, le capybara est le plus grand rongeur vivant actuellement : plus de 1 mètre pour un poids supérieur à 50 kilos. ↩︎
- Les Lémuriens dits maki catta sont des primates de Madagascar. Le nom vient de la fête romaine des Lémures, où des fantômes étaient exorcisés – il a été choisi en référence à leur apparence spectrale, leurs yeux réfléchissants, leurs cris et leur mouvement silencieux. ↩︎
- Grand rapace au bec crochu et aux longues pattes d’échassier, capable de marcher 30 km par jour. Pour s’envoler il est contraint d’entamer une course. Une fois en l’air il plane aisément, avec des ailes d’une envergure de près de deux mètres. ↩︎
- Apparemment seuls les mammifères intéressent les auteurs – ce qui n’est pas sans laisser entrevoir une certaine tendance anthropomorphique. ↩︎
- Il n’y a pas une caméra, mais de multiples caméras virtuelles en différents points. ↩︎
- Blender, le logiciel 3D utilisé, est gratuit. ↩︎
- Préproduction en Lettonie (concepts, textures, décors, enregistrement symphonique), animation et sound design au Studio Animation de Marseille, mixage en Belgique. Le réalisateur explique que, comme le chat, il a dû apprendre à travailler en équipe. ↩︎
- Paradoxe d’une caméra subjective qui ne prend pas le point de vue du sujet. ↩︎
- Il semble que ce soit une tendance fréquente parmi les lémuriens. ↩︎