Dracula (Radu Jude, 2025)

Un film déréglé, qui renvoie péniblement au pire dérèglement, celui du monde

La question la plus juste à poser à propos de ce film n’est pas : Quelle est sa signification, son message ?, mais : Comment se fait-il qu’un tel film ait pu être réalisé dans le contexte mondial d’aujourd’hui, qu’il ait été imaginé, financé, filmé, sélectionné dans des festivals, et même probablement1 distribué dans les salles par les circuits commerciaux classiques ? Le film n’a aucun sens, il est obscène (quoique non pornographique), il est sexuel (quoique pas érotique du tout), il est politique (quoique nullement engagé), humoristique (quoique triste à pleurer). À quoi peut rimer cette provocation infantile de la part d’un des réalisateurs les plus subtils du cinéma roumain ? On peut partir de la scène récurrente qui sert de fil conducteur : deux acteurs jouent les rôles de Dracula et Vampira devant une clientèle de touristes, dans la cité médiévale de Sighisoara où, parait-il, a vécu le terrible Vlad Tepes, dit l’Empaleur (1431-1476). L’organisateur distribue aux touristes des pales de bois, des marteaux et différentes armes par destination. Les acteurs s’enfuient dans la ville; une minute plus tard les touristes partent à leur tour. Quel est le but du jeu ? Ce n’est pas clair. On peut croire qu’ils font semblant, qu’ils s’amusent seulement à les rattraper, mais la scène finale dit le contraire : le Dracula d’opérette est effectivement massacré. Il ne s’agit pas d’une distraction, mais d’un véritable meurtre, car entre le vrai Dracula (c’est-à-dire le Dracula de fiction, puisque le « vrai » n’a jamais existé) et le faux (c’est-à-dire le véritable acteur jouant pour les touristes), il n’y a pas de différence. Les touristes enfin satisfaits peuvent se disperser dans la ville. On passe en un instant d’un mythe ridiculisé à un drame sanglant : un Roumain mort pour de vrai. On ne joue plus. Certes c’est du cinéma, ce n’est que du cinéma, mais ça n’est pas innocent. C’est un monde où les vrais criminels peuvent courir, et où le jeu de massacre peut s’en prendre aux faux.

Il n’y a dans le film que deux vraies personnes ayant une histoire, un certain poids psychologique. Tous les autres sont des caricatures grotesques, des figures fabriquées par IA, prélevées dans les jeux video ou les bandes dessinées. L’actrice Vampira a débuté dans un cirque2 et l’acteur Dracula3 dans un hopital psychiatrique. S’ils travaillent dans cette boîte à touristes, c’est parce qu’ils sont en échec. Ils n’ont pas le choix. Trop vieux pour partir à l’étranger, ils détestent la patronne et n’ont qu’une idée : s’enfuir. Leur sort est celui du Roumain moyen (celui dont Radu Jude prend la défense). L’homme sera tué et la femme continuera son errance. Il y a encore dans le film une autre jeune empalée : une kolkhozienne du temps de Ceauscescu déçue de ne pas pouvoir se marier avec un chauffeur de camion. Celle-ci n’est pas la victime de touristes, mais de sa propre panique. Elle s’empale elle-même. On voyage dans le temps, mais c’est toujours le·la Roumain·e moyen·ne qui trinque – et qui meurt pour de bon, contrairement à tous les autres. Circulez messieurs-dames, les vraies gens sont condamnés, il ne reste plus que les fakes et les avatars, vous n’avez qu’à choisir.

L’autre caractéristique insistante du film est l’obsession sexuelle. Le vampire est un suceur, et Radu Jude met le mot à toutes les sauces. Nous sommes tous des suckers ou des sucked, sous l’égide de l’acte suceur par excellence, la fellation. Les bites se promènent, envahissent l’écran et remplacent les épis de maïs – on peut imaginer qu’elles finiront toutes sucées. Cet aspect déplaisant du film, exaspérant, dérangeant, voire répugnant, on pourrait avoir tendance à l’oublier, en rire, ou le négliger (par gêne, embarras ou refoulement). On peut aussi le rejeter purement et simplement, le mépriser et sortir de la projection avant la fin (trois heures d’obsession fellatrice, c’est long). C’est une agression contre le spectateur, une agression contre l’industrie du film en général, une dénonciation brutale de la démagogie des blockbusters. On en arrive à oublier que le vampire se nourrit de sang, pas de sperme. C’est un choix qui sacrifie l’érotisme et ignore tout du plaisir filmique, y compris le male gaze. Sucer est un travail où l’humiliation compte plus que la satisfaction. Le suçage abaisse tout le monde, les sucés comme les suceurs. Il dépersonnalise, désubjective, détruit le principe même de la relation. Dans l’interminable pastiche du récit de Bram Stoker avec Ermina dans le rôle de Mina Murray, qui renvoie à tous les remakes, du Nosferatu le vampire de Murnau (1922) au Nosferatu, fantôme de la nuit de Werner Herzog (1979) (avec Klaus Kinski), au Bram Stoker’s Dracula de Francis Ford Coppola (1982), et à celui de Robert Eggers (2024), les motivations du prêtre vampire sont opaques. Il suce le sang par acquis de conscience, sans vraiment laisser de marque puisque ses victimes s’en délivrent sans trop de difficulté. La parodie sexuelle n’est pas plus sérieuse que le reste. Elle invente le vampire sans vampirisme qui pastiche le cinéma sans cinéma, une fabrique de stéréotypes qui se détruit elle-même (le stéréotype sans stéréotype), un phallus sans puissance phallique (comme le montre l’impuissance du personnage qui joue Dracula), une éjaculation (cinématographique) sans jouissance, un succession de scripts sans scénario, etc. Rendre compte d’un monde devenu monstrueux par un film monstrueux est une ambition partagée par d’autres cinéastes. On l’a vu récemment avec Mégalopolis (Francis Ford Coppola, 2024) ou Eddington (Ari Aster 2025). Il semble qu’on ne puisse représenter le triomphe du trumpisme que par une parodie du trumpisme. Ce film bon marché (pour ne pas dire au rabais) tourné avec de purs artefacts en guise de décors et quelques iPhones montre et dénonce à l’avance ce que seront les futures réalisations de l’IA. Sur le plan esthétique et moral, l’infantilisme obscène de Trump n’a d’égal que le cynisme des GAFAM, qui n’a d’égal que l’incohérente extravagance de ce film. Finies les plaisanteries, il faut croire que tout cela est devenu réel. On n’a plus besoin de récit fondateur ni de justification moralisante. C’est la défaite du mythe, le triomphe de la pure rentabilité capitalistique, la victoire du tourisme de masse, l’anticipation d’un chaos inéluctable, et aussi la dernière baffe dans la gueule du spectateur.

  1. J’écris « probablement » car je rédige ce texte le 13 août 2025 après avoir vu le film à Locarno, sans savoir s’il sera distribué ou non dans les cinémas mainstream. ↩︎
  2. Oana Maria Zaharia est la personne interprétant cette actrice. ↩︎
  3. Gabriel Spahiu est la personne qui interprète cet acteur. ↩︎
Vues : 0

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

Vous aimerez aussi...