L’Étranger (Albert Camus 1942, Luchino Visconti 1967, François Ozon, 2025)
Étranger au monde, indifférent à ses valeurs, il assume le geste qui, par la peine de mort, l’en séparera pour toujours
- Un étranger au monde
Dans le sens le plus courant du mot, Meursault n’est pas un étranger. Il est Français à Alger, en 1935, dans une colonie française dont apparemment rien n’annonce qu’une guerre civile la détruira, deux décennies plus tard – mais sa façon d’être au monde est singulière, étrange. Tout se passe comme si, tout en vivant là, il était étranger à ce qui fait société, aux modes de fonctionnement, aux priorités et aux valeurs partagées par les personnes de son environnement. Pendant le procès où il est jugé pour le meurtre d’un Arabe, le procureur parle d’indifférence. C’est à la fois exact et inexact. Exact car il n’a pas d’opinion, pas d’ambition, pas de sentiment ni à l’égard de sa mère ni à l’égard de Marie, sa petite amie du moment; inexact car il a des sensations, des douleurs, des plaisirs, des nostalgies. Toujours présent aux sonorités, aux mouvements et aux paysages de la ville, en permanence attentif à son corps, ses perceptions, il ne porte jamais de jugement sur ce qui se fait autour de lui : le maquereau qui frappe une fille, le voisin qui s’en prend à son chien, le vieillard qui pleure devant la dépouille d’une femme qui se trouve être sa mère, à lui. Ce défaut de point de vue s’étend à lui-même : il ne se demande pas s’il agit bien ou mal, si telle ou telle situation est juste ou injuste. Il se contente de faire ce qu’on attend du lui (sauf une fois, quand il a tué l’Arabe), mais ce n’est pas par conviction, c’est par paresse. Quand on lui demande s’il regrette ou non d’avoir commis un meurtre, il répond que cette question l’ennuie. L’une de ses particularités les plus étonnantes, qui motive entre autres l’amour de Marie, c’est qu’il ne ment jamais. S’il mentait, il corroborerait les valeurs d’un monde auquel il n’a pas le sentiment d’appartenir. Mentir l’obligerait à prendre position dans un but précis, par exemple éviter la peine de mort, mais c’est contraire à ses valeurs, puisqu’il n’a pas de but. S’il voulait se défendre, il pourrait plaider la légitime défense. Ce serait crédible, efficace, mais faux. Il sait que le couteau de l’Arabe ne l’a menacé que par un reflet dans son oeil, et il ne voit pas pourquoi il dirait autre chose. Il ne lui vient pas à l’idée de défendre ses intérêts en interprétant le geste de l’Arabe car il n’instrumentalise jamais, il constate. S’il a appuyé sur la gâchette, c’est à cause de la chaleur, de l’aveuglement, ce qui n’a rien à voir avec sa volonté. Tous ses actes sont gouvernés par une distanciation fondamentale, une déprise.
- Contexte historique
En l’absence de toute allusion au contexte historique dans le livre même, on peut s’intéresser aux dates de composition. L’action se situe en 1935. Né en 1913, Camus avait à l’époque 22 ans, l’âge probable de Meursault. Il commence la rédaction à Alger fin 1939 et la termine après son arrivée à Paris en mars 1940. Quand l’occupation commence en juin 1940, il décide de quitter Paris et de revenir à Alger en passant par Lyon – son séjour parisien n’aura duré que 3 mois. Le 22 juin 1940, l’Algérie passe sous le contrôle de Vichy. Le 27 août 1940, les lois réprimant le racisme en Algérie sont abrogées (décret Marchandeau). Le décret Crémieux qui attribuait d’office aux Juifs la nationalité française depuis 1870 est abrogé à son tour le 7 octobre 1940. Le 16 juillet 1941, Maxime Weygand est nommé gouverneur de l’Algérie. Camus reste en Algérie pendant près de deux ans, jusqu’en mars 1942. Son livre est publié en juin 1942, avant le débarquement allié à Alger le 8 novembre 1942, et remporte un franc succès. Dans cette question du contexte, il faut plus s’intéresser à ce qu’il ne dit pas qu’à ce qu’il dit. Face à la deuxième guerre mondiale, face au racisme officiel en Algérie, il renonce à la dénonciation frontale et choisit l’absurde, c’est-à-dire la déprise. Comme Meursault qui se retire de son propre procès, il dissocie ses écrits de la situation politique, avant de s’engager fin 1942 dans la Résistance. Son livre L’Homme Révolté ne sera publié qu’en 1951.
- Présentisme
Meursault n’a ni passé, ni avenir. Comme Camus, il ne connait de son père, mort pendant la guerre de 14, que ce que sa mère en a raconté (une histoire de guillotine). De sa mère, il ne sait presque rien, pas même son âge. Il a abandonné ses études, n’a pas de projet d’avenir, pas d’ambition. Les idées d’amour, de mariage ou de descendance n’ont pour lui aucune signification. Il ne décrit jamais le meurtre autrement que par des mots au présent : brûlure, douleur à la tempe, humidité dans les yeux, soleil, aveuglement, chaleur, sueur, etc. S’il a tiré, ce n’était pas pour tuer, c’était pour en finir avec ces sensations déplaisantes, son malaise physique. En assistant à son propre procès, il semble découvrir pour la première fois les règles de la société, ses hiérarchies et ses lois. Le voici obligé d’entrer dans un univers de discours, de parole, dans un système d’évaluation qui l’oblige à jauger sa faute, sa culpabilité, à rentrer dans l’économie sociale de la dette. Les humains sont tous habitués à ce type de jugement, sauf lui. Il est si peu crédible qu’on ne croit pas non plus les témoignages qui lui sont favorables. Comment pourrait-on les entendre, puisqu’ils n’entrent pas dans la logique de la faute ? Ni son avocat, ni le juge, ni les jurés ne comprennent son fonctionnement : un rapport au temps détaché de toute chronologie, de toute promesse, de tout horizon. En croyant Meursault dépourvu de morale, ils ratent l’essentiel : son incapacité à s’inscrire dans un récit, une histoire, une généalogie, une continuité.
- Silence
Meursault et l’Arabe vivent dans la même ville, sous la même juridiction, mais ne se connaissent pas. Quand ils se font face, ils n’ont qu’un point commun : le silence (il y en aura plus tard un autre : la mort). Peut-être l’Arabe parle-t-il le français, peut-être pas, mais cela ne change rien à l’intraduisible qui les rend entièrement, absolument étrangers l’un à l’autre. L’Arabe ignore qui est Meursault, et Meursault est totalement indifférent à sa personne. Le tuer ou ne pas le tuer, c’est la même chose. Le procès semble irréel car personne ne s’intéresse à la victime, et personne n’est vraiment capable de saisir la nature de l’acte. Insaisissable, il se dérobe. Meursault ne communiquait pas avec sa mère et ne communique pas non plus avec les juges. Autour de lui les gens parlent, mais dans leur vocabulaire, son monde à lui est indicible.
- Camus, Visconti, Ozon
Entre les deux films séparés par un demi-siècle de Luchino Visconti (1967) et François Ozon (2025), il n’y a pas de différence de contenu, mais d’accent. Visconti met l’accent sur la chaleur, la sueur, la perte de maîtrise, la prévalence des corps sur le discours. Il insiste sur les visages, la nourriture, quelques objets utiles dans la chaleur comme les éventails. L’acteur Mastroianni participe au monde comme matière, paquet de sensations. Ozon met l’accent les défaillances du rapport de Meursault au monde. L’acteur Benjamin Voisin s’enferme dans ses pensées, ses rêves, ses remémorations. Tandis que Visconti reste strictement fidèle au texte de Camus, Ozon s’autorise quelques ajouts : un prénom, un nom et une sœur attribués à l’Arabe, des dialogues entre femmes, des allusions au colonialisme, une image lumineuse du condamné à mort. Visconti suit Camus sur son chemin, il ne fait aucun compromis, aucune entorse à la thématique que l’auteur a théorisée en parallèle dans un essai publié la même année, en 1942, Le mythe de Sysiphe. En tentant de réintroduire Meursault dans le monde, d’expliquer l’inexplicable, Ozon s’éloigne de la pensée de l’absurde. Il reprend l’idée initiale de Visconti qui voulait tenir compte de la guerre d’Algérie dans son premier scénario. Cette idée avait été écartée par la veuve de Camus, Francine, mieux au fait de l’état d’esprit de son mari qu’elle avait épousé le 3 décembre 1940, alors que le livre n’était pas encore publié.
- Déprise
Meursault est innocent. Il ne peut qu’être innocent, puisqu’il n’est pas concerné par la chaîne de la faute, de la culpabilité et du châtiment. Il n’a pas à s’excuser puisqu’il n’avait aucune intention de tuer. Il ne regrette pas l’acte proprement dit. Son seul regret porte sur le plaisir qu’il éprouvait dans sa vie, jour après jour, son repas quotidien au restaurant de son ami Céleste, sa relation avec Marie. Il n’y a à cela aucune justification, aucun contexte – qu’il soit social, politique ou circonstanciel. Meursault incarne dans sa plus grande pureté une dimension de déprise absolue qui explique le succès extraordinaire du livre partout dans le monde – quel que soit le pays, la langue, le régime politique. Chacun sait qu’une telle déprise est absurde, irréalisable, inacceptable, inavouable. Nul n’ignore que les humains ne survivent que par la coopération, la division du travail, qu’ils ne réussissent jamais à s’émanciper de leurs engagements mutuels. Le livre fascine car il ignore ces interdits universels. Il invente la possibilité théorique de vivre sans la socialité du monde – une possibilité ridicule, absurde.