Kafka (Steven Soderbergh, 1991)

Redoubler les récits de Kafka par un Kafka supplémentaire qui finit par accepter la fatalité : il n’y a pas d’autre horizon, dans ce monde, que sa propre mort
Le titre est trompeur, il fait croire à une sorte de biopic, un récit qui raconterait tel ou tel épisode de la vie de Franz Kafka, l’écrivain. Le film joue sur une ambiguïté plus complexe. D’une part, le personnage incarné par Jeremy Irons porte le nom de Kafka, c’est ainsi qu’il est nommé par ses collègues; mais d’autre part le scénario imaginé par Lem Dobbs mélange des éléments de la vie de l’écrivain, des passages de ses livres et de pures inventions. Le Kafka raconté est un personnage échappé d’un récit, mettons Le Château, vivant une aventure imaginée par le réalisateur et le scénariste qui se trouvent, eux, dans la position de l’écrivain Kafka. C’est cette suite de décalages, de déplacements, de dédoublements du personnage kafkaïen et de substitutions qui fait du film une élaboration singulière, un pas au-delà des récits kafkaïens ou kafkaïformes, si l’on peut oser ce néologisme. Le film est construit sur un incident de départ : la disparition d’Eduard Raban, collègue et ami du personnage Kafka. L’enquête quasi-policière dans laquelle s’engage ce personnage se termine par la mort d’une autre collègue de bureau, Gabriela Rossman – elle aussi inventée par les scénaristes. Dans le Procès, K n’est pas l’enquêteur, mais l’enquêté, tandis que dans ce film il se trouve à la place du détective manipulé par les policiers. Une autre originalité du film est sa dimension politique. Le disparu Eduard Raban n’est pas seulement un ami et collègue du Kafka du film, c’est un anarchiste, un poseur de bombes, membre d’un groupe auquel appartient également Gabriela Rossman, sa petite amie. Le film présente Kafka comme sympathisant de ce groupe, alors que le vrai Kafka ne s’est jamais engagé politiquement malgré sa proximité avec certains milieux libertaires1 et sa relation avec Milena Jesenská dans les années 1920-23, celle-ci étant beaucoup plus militante que lui. Les milieux proches de Kafka étaient parfois proches des anarchistes, mais pacifistes et intellectuels, non terroristes. Le Kafka historique était l’un des principaux juristes de la compagnie d’assurance et non pas un petit employé, il avait de l’empathie pour les ouvriers mais n’était certainement pas un révolutionnaire. En 1919, la Tchécoslovaquie était une démocratie dirigée par un président élu, Tomáš Garrigue Masaryk et non pas un régime semi-dictatorial comme le laisse entendre le film. Le contexte politique renvoie plus à certains événements des années 1980 qu’à l’environnement dans lequel l’écrivain Kafka vivait en 1919.
Soderbergh s’éloigne du paradigme familial usuel dans les biopics. Il n’est question ni de la vie sentimentale du Kafka historique2, ni de ses expériences sexuelles comme dans le Franz K. de Agnieszka Holland (2025), ni de ses sœurs, ni de sa culpabilité comme dans Le Procès d’Orson Welles (1962, adaptation stricte du roman), ni des colères du père, bien qu’un extrait de la Lettre qui lui est adressée soit cité à la fin du film. Dans le film, seul le patron du château, le Dr Murnau, et Bizzlebek, le fossoyeur, s’intéressent à ses écrits. À la place du père, on trouve l’inspecteur Grubach comme figure d’autorité. Quand il essaie de se renseigner sur Eduard, Bizzlebek lui indique un souterrain secret creusé dans une tombe du cimetière juif. On comprend mal pourquoi Kafka emporte avec lui la bombe d’Eduard cachée dans une mallette et demande au fossoyeur, tenant-lieu de Max Brod, de détruire ses écrits s’il ne revenait pas. Il n’est pas enfermé dans un labyrinthe circulaire dépourvu de sens, comme dans les ouvrages du Kafka écrivain, il veut savoir pourquoi Edouard et Gabriela se seraient l’un après l’autre « suicidés ». À la fin du film, il écrira à son père sur ce thème, la vérité, qu’il découvrira en couleur au château, comme si son œuvre même sortait de la prison pour se concrétiser dans les faits. Mais ces « faits » n’aboutissent à rien d’autre qu’à une autre fiction. Ni Gabriela ni Eduard ne sont morts : on peut les torturer, pénétrer leur âme, leur cerveau, les transformer. Ici le Kafka de 1919 rejoint l’Orwell de 1945 (cf 1984, par Michael Radford, film tourné en 1984). Il ne s’agit plus de faire rire les lecteurs, de caricaturer le réel dans un récit ridicule, absurde, mais de se confronter à la réalité. Quand le personnage Kafka sort du château et revient dans le noir & blanc de la ville, il s’adresse aux autorités (la police, son père) pour leur dire que désormais il accepte le monde tel qu’il est. Sa tuberculose s’aggrave, comme si pour lui la vérité était indissociable de la mort.
Le Kafka de Soderbergh se conduit comme un anarchiste sans l’être. Il partage avec les militants politiques des constats, mais ne croit pas en la révolution. Faussement naïf, il est aussi lucide que l’inspecteur Grubach. Il n’ignore pas que la police et l’administration ne peuvent que le trahir et l’instrumentaliser. La vérité qu’il découvre ne le surprend pas : que le château explose ou non avec les bombes anarchistes, le pouvoir appartiendra toujours au Dr Murnau3 – qui remplace le Klamm du Château de Kafka. Avec cette allusion au réalisateur Friedrich Wilhelm Murnau (1888-1931) qui a réalisé Nosferatu le vampire en 1922, Faust en 1924, avant de s’auto-exploser en 1931 avec un film impossible (Tabou) et de mourir dans un accident de voiture, Soderbergh laisse entendre que le monde de Kafka est soumis à la même fatalité. Quels que soient ses écrits, il ne peut s’attendre qu’à une mort prématurée. Cette mort est encore accélérée dans la version du film montée en 2021 pour son 30ème anniversaire sous le titre Mr Kneff – changement de nom qui montre que le personnage Kafka du film ne doit pas être confondu avec l’écrivain Kafka. Je n’ai pas vu cette version peu diffusée, mais tout indique qu’au scepticisme moral de l’écrivain Kafka, Soderbergh ajoute une dimension de désespoir, de fatalité. Alors que les ouvrages de Kafka sont circulaires, inachevés, dépourvus de toute finalité et donc ouverts, le film réinterpréte l’œuvre kafkaïenne comme un geste du destin, un chemin vers la mort. On n’est pas obligé de le suivre sur ce terrain. Kafka n’était pas prédestiné à mourir jeune, il a succombé aux effets d’une maladie sordide.
Alors que les personnages du Kafka écrivain sont enfermés dans un système incompréhensible, indéchiffrable, dont ils sont incapables de se déprendre, le Kafka du film accède aux secrets du château par un tunnel qui y conduit directement. Alors que les personnages kafkaïens restent englués dans la confusion, le Kafka de Soderbergh distingue clairement entre dominants (les menteurs) et dominés (porteurs du vrai). Tandis que les personnages de Kafka sont obligés de survivre dans un univers invivable, les individus anarchistes de Soderberg (y compris Kafka) sont lucides, ils risquent leur vie en posant des bombes. Franz Kafka (le vrai) était porteur d’un tout autre genre de lucidité : il ne croyait pas en la possibilité d’une déprise.
- Au début des années 1910, il a assisté à plusieurs réunions anarchistes à Prague, notamment autour de l’anarchiste tchèque Michal Kácha. ↩︎
- Mis à part un rapide passage de la jeune Anna, à la place de Felice Bauer ou Julie Wohryzek dans la vie de l’écrivain. ↩︎
- Le Dr Murnau est interprété par Ian Holm, l’un des acteurs du film de Terry Gilliam, Brazil (1985). ↩︎