La Bête dans la Jungle (Patric Chiha, 2023)

Une singulière catastrophe amoureuse, incompréhensible, exceptionnelle et terrifiante, fait advenir une autre alliance, immaîtrisable et inconnue, entre la mort et la vie

Ce film tire son titre de la nouvelle La Bête dans la jungle, de Henry James, qui a aussi inspiré à Bertrand Bonello un autre film sorti la même année : La Bête. La nouvelle, datée de 1903, raconte l’histoire de deux célibataires, un homme, John Marcher, et une femme, May Bartram, qui vivent pendant des années une relation étrange née des circonstances de leur rencontre. John avait, il y a longtemps, confié à May un pressentiment : il pensait être voué à « quelque chose de rare, d’étrange, de prodigieux et de terrible » qui devait tôt ou tard arriver et le laisserait foudroyé. Cette chose, disait-il, allait peut-être « détruire toute conscience en lui, tout changer, frapper les racines de son univers ». Quelle chose ? Une catastrophe, une bête terrifiante, un événement – mais il n’en savait pas plus. Il apparaît, dans ce film comme dans un autre film de même titre également inspiré par la même nouvelle de Henry James, La Bête dans la Jungle filmé par Benoît Jacquot en 1988 à partir de l’adaptation théâtrale proposée par Marguerite Duras1, que la catastrophe n’est rien d’autre que l’échec de leur propre relation (amoureuse), la fin de leur dialogue (amoureux) qui s’achève avec la mort de May. Quand John se rend compte que la catastrophe à laquelle il est seul à survivre est ce décès prématuré, la disparition de son amie et avec elle l’effacement de leur amour, il est effondré, foudroyé comme il l’avait pressenti. Mais qu’est-ce que cet amour qui ne peut se concrétiser que par sa fin, son effacement définitif ? Ce n’est pas un amour comme les autres, c’est un rapport aussi rare, étrange et terrible que celui qui était attendu, condamné à rester toujours enfoui, crypté, inaccessible. Cet amour singulier suggéré par la nouvelle de James, je le nomme archi-amour.

Qu’est-ce que ce film, ce film-là signé Patric Chiha apporte de plus, qu’est-ce qu’il ajoute à la nouvelle de James et aux adaptations déjà faites ? Les soirées aristocratico-bourgeoises à l’opéra partagées par John et May dans le texte de James sont remplacées par les corps mouvants des danseurs d’une boîte de nuit à la mode2. La période choisie recouvre une autre catastrophe plus large mais tout aussi étrange, terrible, inanalysée, entre l’élection de François Mitterrand (10 mai 1981) et l’effondrement des tours du World Trade Center (11 octobre 2001). Entre les 25 ans de May3 quand elle rencontre John4 et ses 45 ans, on passe d’un monde à un autre, de l’euphorie électorale à la chute des illusions, de l’apologie du plaisir au heurt brutal des religions nationalistes, des corps quasi-nus, mélangés, à la mobilisation contre l’étranger. La catastrophe ne concerne pas seulement le couple, la situation politique, mais la discothèque elle-même abandonnée par ses clients où moment même où elle prend le nom du texte de James, La Bête dans la Jungle. Son naufrage à la suite des années SIDA incarne et redouble le naufrage de la rencontre quasi ou archi-amoureuse des deux personnages. Cela fait déjà beaucoup de catastrophes mais ce n’est pas fini. Après s’être séparée de celui qu’elle a épousé, Pierre5, May meurt d’une maladie inconnue, sans avoir eu d’enfant et persuadée que sa vie aura été un échec. Tandis que dans la nouvelle de James, les deux personnages restent célibataires, dans le film de Patric Chiha, May vit avec un compagnon (Pierre) et John fréquente une employée de la boîte de nuit (Céline). L’un et l’autre peut juger, jauger, comparer les deux types d’amour : celui de la vie courante, reconnu socialement et sexuellement, et l’autre, inqualifiable et secret à l’égard du compagnon. Tous les samedis soirs, observateurs immobiles de la danse des autres, John et May se retrouvent dans la discothèque gardée par une physionomiste6, seule personne lucide du film, dont la voix off remplace le narrateur de James. Comme lieu de rencontre, le chateau de l’aristocratie anglaise est remplacée par les toilettes (mixtes) du lieu, seul endroit où n’importe qui peut rencontrer n’importe qui.

Si ces trois catastrophes n’en font qu’une, à quoi renvoient-elles ? 

a) L’appel à quelque chose d’inconnu, d’incompréhensible, d’exceptionnel, de plus grand que soi. C’est une chose dont on ne doit pas parler, qui reste secrète entre eux deux. « Chaque fois qu’elle était près de John, elle sentait s’ouvrir en elle un horizon qu’elle n’arrivait ni à comprendre, ni à nommer ». 

b) Le sentiment que l’événement ne peut arriver qu’à une personne unique, absolument singulière. « Cette chose qu’on guette, on ne l’a jamais vue ni éprouvée avant, John sera le premier homme à qui cette chose arrivera. » Pendant que les danseurs se contorsionnent, se mêlent, s’agglomèrent, se touchent, se caressent, semblent s’endormir debout, eux restent dehors ou à l’écart, individualisés.

c) Ce qui arrive ne vaut que si c’est incontrôlable, immaîtrisable. «  Le destin s’accomplira selon la loi sans qu’on n’y puisse rien. » dit John. Il ne faut s’enfermer dans aucune détermination. « La chose va arriver, il s’agit juste d’attendre, rien d’autre. » Puisque John ne sait rien, il pense que c’est May qui doit savoir : « Tu sais quelque chose que j’ignore. Nous n’avons pas encore regardé le pire en face, c’est ça ? » di-il. « Tu sais maintenant que je ne suis qu’un imbécile et que rien ne va arriver, c’est ça ? » « Tu es sûre que je n’ai pas attendu si longtemps pour me voir fermer la porte au nez ? » « Il n’est pas trop tard » dit-elle. Puis elle s’en va. » « Il faut que tu me laisses maintenant ». 

d) L’impossibilité d’accéder au plaisir à cause d’un danger, d’une souffrance7, d’une Bête. «  Et si ce n’était pas quelque chose de grand, mais quelque chose de terrible qui m’attendait ? » « La Bête est embusquée et nous guette depuis le début. » « T’embarquer avec moi dans cette aventure, c’est dégueulasse. » dit John. May répond : « C’est moi qui ai décidé de te suivre, personne ne m’a forcée. » 

e) Le rejet d’une monde banal, quotidien, renvoyant au cycle de vie. Quand la boîte de nuit devient trop reconnue, habituelle, quand les soirées se répètent sans changer, alors il faut qu’elle disparaisse. C’est la situation du couple, de la famille, du travail. John interrompt la relation de May avec Pierre : « Veux-tu me rejoindre ? Rester aux aguets avec moi, guetter ensemble la chose jusqu’à ce qu’elle arrive, un voyage extraordinaire, une vraie aventure ? ». Elle acquiesce, c’est ce qu’elle attendait depuis dix ans. Elle dit à son compagnon : « Pierre, je vis avec toi, je te vois tous les jours, lui (John) je ne le vois qu’ici. » Là où ça se passe, c’est dans la boîte de nuit, pas dans la rue (la politique, la vie). La boîte de nuit est le lieu clos de leur relation, où ils s’isolent des corps en mouvement, s’exfiltrent, se séparent. Danser, ce serait accepter l’agitation quotidienne de la vie courante, le lien social, la séduction, le plaisir, le bavardage, les baisers, la nudité, la drogue. « Le temps n’existe plus, c’est magnifique » dit May. John ne parle pas de la Chose avec sa petite amie Céline, tandis que May, elle, n’en parle pas à son mari Pierre. « Quand on aime quelqu’un, on a envie de tout lui raconter » dit-elle cependant, ce qui est un aveu qu’elle n’aime pas Pierre; et pourtant elle l’aime, mais ce n’est pas le même amour. Le véritable amour, c’est entre John et May, le reste ne compte pas.

f) Il s’agit de l’amour, mais ce n’est pas exactement l’amour. May : « La chose qui doit arriver, et si c’était tout simplement l’amour ? » John : « ça ne peut pas être que ça, la chose est beaucoup plus étrange, beaucoup plus folle. Il n’est pas question d’amour dans cette affaire, ce serait trop banal. » « John et May étaient perdus, et je les regardais se perdre. John cherchait May, mais ne la rejoignait pas. Elle aurait aimé le fuir, mais elle n’y arrivait pas. » dit la physionomiste. « Ils y croyaient, à cette chose qui devait bouleverser leur vie ». « Ils vivaient depuis des années au bord de la vie sans jamais oser plonger dedans. » 

g) En arriver à un aboutissement, la fin ou la mort d’une aventure, dont on ne peut déterminer si c’est un succès ou un échec. « Avec John je fais juste comme un grand pas au-delà de la vie, pour aller dans une zone si inconnue ». L’amour c’est aussi la fin de l’amour, c’est le risque de tout détruire. « Alors la Chose attendue, ce ne peut pas être l’amour, il n’y aura pas de fin entre nous deux. » Elle dit : « Je veux que ça ne s’arrête jamais, jusqu’à ce que la Chose arrive ». Elle dit : « L’autre jour, chez moi, la chose est arrivée. Nous sommes de l’autre côté maintenant, tout va bien. Je vais partir en voyage, il faut que tu sois fort ». Et puis « Quand ça va arriver, ça sera fini. » John n’y pense jamais, ou il ne fait qu’y penser. Puis il finit par dire : « Après, tu seras libre. Je crois que c’est ça la réponse ». 

Le film se termine, comme la nouvelle, sur un personnage en pleurs au Père Lachaise. Le pressentiment de John aura détruit sa propre vie et aussi celle de May. Rejeter le cycle de vie (la vie normale, les enfants, etc) au profit de l’archi-amour a un prix, et il est très lourd. Ce n’est pas qu’un rejet du cycle, c’est un rejet de la vie en général. « Voilà, John avait laissé passer May. Il n’avait pas su l’aimer. La Bête existait bel et bien, et maintenant elle avait bondi. Cette révélation amère et tardive avait cependant le goût de la vie ». Qu’est-ce qui peut avoir le goût de la vie après la vie ? Dans la dernière scène, John voit un homme pleurer devant une tombe. Cela ne lui donne pas envie de l’imiter (ce qui serait imiter la banalité de la vie), mais de commettre un geste étrange : face contre tombe. Ce qu’il oppose à la mort n’est pas la vie, c’est une alliance entre vie et mort.

  1. Première version en 1962, deuxième version en 1981. ↩︎
  2. Il s’agit du décor du club Le Mirano à Bruxelles. ↩︎
  3. Interprétée par Anaïs Demoustier. ↩︎
  4. Interprété par Tom Mercier. Gaspar Uliel, décédé le 19 janvier 2022 dans un accident de ski, avait été pressenti pour interpréter ce rôle, dans le présent film et également pour jouer le rôle de Louis dans La Bête de Bertrand Bonello. ↩︎
  5. Comme dans le film de Bertrand Bonello, la distribution n’a cessé d’évoluer. Le couple Anaïs Demoustier – Tom Mercier remplace un autre couple, Gaspard Ulliel – Vicky Krieps. ↩︎
  6. Interprétée par Béatrice Dalle. ↩︎
  7. La physionomiste dit de John qu’il avait le visage de quelqu’un qui souffrait de quelque chose que personne ne pouvait comprendre↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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