The Substance (Coralie Fargeat, 2024)

Une substance pharmacologique peut effacer les stigmates du vieillissement, mais quand sa duplicité s’exhibe en public, alors elle fait exploser le lien social

Comme la plupart des films de genre, ce film joue sur les stéréotypes les plus éculés : l’actrice qui construit sa carrière sur son physique, le producteur aussi macho que stupidement autocrate, le vendeur anonyme de produits miracles, la jeune fille ambitieuse prête à tout pour réussir, etc. Plutôt que d’atténuer ou de critiquer ces stéréotypes, elle les accentue, les rend grotesques et monstrueux. On a déjà vu cent fois des crapules, des assassins ou des zombies, et l’on peut avoir du plaisir à les revoir pour conforter encore un peu plus les constructions mentales, les a priori, les préjugés. C’est le principe ou l’un des principes du film d’horreur. Le public en redemande plus, toujours plus, comme les enfants qui exigent qu’on leur raconte encore et encore la même histoire. 

Dans le cas particulier, il s’agit d’une ancienne actrice lauréate d’un Oscar nommée Elisabeth Sparkle1, déjà sur le déclin (comme son interprète Demi Moore2), qui attire de moins en moins les spectateurs dans son émission d’aérobic3. Harvey, le producteur4, lui annonce sans ménagement qu’elle sera bientôt remplacée par une plus jeune5. Pour que dure le spectacle de la télévision et des médias, il faut qu’à l’âge de 50 ans6 elle soit remplacée par une autre. La voici donc, le jour même de son anniversaire, humiliée et choquée. Il en résulte un accident de voiture, un passage à l’hopital et l’intervention d’un médecin plus malveillant que bienveillant7 qui met dans sa poche une publicité pour The substance, un traitement biochimique capable de dédoubler son corps entre elle-même et un avatar plus jeune, « la version parfaite de vous-même ». Une semaine sur deux, le corps jeune alterne avec le corps âgé, à condition de suivre rigoureusement le traitement qui consiste à nourrir le corps originel pour injecter chaque jour une partie de sa moelle épinière dans l’avatar. Évidemment la personne est tentée de faire durer plus longtemps le corps jeune (en l’occurrence trois mois), ce qui détériore le corps vieux, jusqu’au moment où celui-ci manque de moelle. Les deux corps sont alors irrémédiablement décatis. Cette histoire prend l’aspect d’un conte, d’une fable dont on devine depuis le début la fin inéluctable : ne jouant pas exactement le jeu que la mystérieuse startup de biotechnologie lui prescrit, Elisabeth Sparkle subit le châtiment qui sans doute était prévu dès le départ : une altération physique et un vieillissement accélérés. Elle n’échappera pas au sort de Faust ou de Dorian Gray. 

Il n’est pas question de psychologie, mais de loi, une loi incarnée par la voix métallique, machiniste, de l’entreprise qui ne répond qu’au téléphone. Elisabeth Sparkle ne peut pas échapper à sa condition. Ce n’est pas un hasard si le film commence et se termine par une étoile hollywoodienne, sur laquelle son nom est inscrit. Qu’elle soit piétinée, recouverte ou salie8, l’étoile est inamovible, elle est coulée dans le trottoir du Hollywood Walk of Fame et le film reste encastré, du début à la fin, dans cet univers dont l’héroïne ne cherche aucunement à sortir (au contraire)9. Elle est sanctionnée pour ne pas avoir accepté, l’âge venu, son destin normal, et pour avoir tenté d’y garder sa place par des moyens artificiels. Dans le Star System, il est acceptable qu’une femme se grime, se maquille, se coiffe, ou à la rigueur améliore son look par un ou plusieurs actes de chirurgie dite esthétique, mais il est inadmissible qu’elle contourne les règles du jeu en rajeunissant pour de vrai. En se faisant remplacer par un avatar d’elle-même dans un autre show nommé Pump it up10, Elisabeth Sparkle trouve le moyen de rester. Pour garantir cette répétition, il aura fallu choisir comme actrice Demi Moore, la star de Striptease d’Edward Bergman11, film classé le plus médiocre de l’année 1996, et reconstituer dans des studios français un Los Angeles de pacotille. Tout est artificiel dans l’histoire, tout est gonflé, caricatural, parodique, pour attirer l’attention sur une pratique sombrement banale. 

Si le titre est la clé du cœur du film, alors The substance en est le facteur principal. Version caricaturale du pharmakon, il est sensé guérir et empoisonner à la fois. Mais de quoi guérit-il ? De ce qui est désigné comme cause du malheur ou de la maladie : le vieillissement. L’autre maladie bien plus grave d’Elisabeth Sparkle, sa dépendance à la célébrité, sa volonté de carrière et de séduction, n’est pas concernée par le traitement. Il ne s’agit pas de s’en défaire, mais au contraire d’en faire encore plus. Bien entendu le remède échoue, le vieillissement contrecarré fait retour avec encore plus de brutalité et de destruction. Quant au souci de carrière dont on suppose qu’il est peut-être partagé (à sa façon) par Coralie Fargeat12, il perdure jusqu’à la fin dans l’esprit du personnage, et reste le principal facteur de l’explosion finale. Une des singularités du pharmakon dans ce film est que la duplicité de la substance se traduit par un dédoublement corporel. Au corps d’Elisabeth s’ajoute un autre corps, celui de Sue. Les deux identités corporelles sont en concurrence, elles se combattent jusqu’à s’entretuer, les identités mentales n’en étant que le reflet, l’effet, la conséquence. Elles se battront, se sépareront jusqu’au bout, il n’y aura de réconciliation que dans un monstre encore pire, le « Monstro ElisaSue ». Un sujet divisé reste quand même un sujet, mais il est difficile de fusionner deux corps, et le résultat est pire que toute superposition. 

Le genre gore exige une surenchère dans l’excès, comme si chaque fois, pour chaque thème, il en fallait toujours plus. Au début le toujours plus est quantitatif plutôt que qualitatif : toujours plus d’ambition, toujours plus de haine de soi, toujours plus de dégradation corporelle, toujours plus de sang, toujours plus de bruit, toujours plus de perfection formelle (succession de gros plans dans un rythme effréné), toujours plus de dévoration (entre la cuisine française d’Elisabeth et la voracité jouissive de la caméra), toujours plus de parodie grandguignolesque, toujours plus d’autodestruction y compris de la part du public qui, à la fin du film, s’en prend à ce qui reste d’Elisabeth Sparkle dans une sorte d’explosion apocalyptique. Ce final est la partie du film la plus étrange, la plus énigmatique, la seule qui s’écarte sensiblement des stéréotypes. Il était prévisible qu’Elisabeth finisse brisée, nécrosée, fracassée, mais il était moins prévisible que son apparition suscite une sorte de rébellion anarchique dans le public venu fêter le nouvel an avec la plus séduisante des animatrices. Il n’y a pas que du dégoût, de l’effroi ou de la déception dans cette réaction collective, il y a quelque chose de plus : un délabrement du lien social, une putréfaction générale, une grandiose éjaculation (ou menstruation) féminine éclaboussant l’autosatisfaction du public. L’image de la jeune Sue unifiait l’assistance, sa corruption la disloque. Le producteur avait raison : le public a besoin de ces images féminines, rassurantes, il ne peut pas survivre sans elles. Voir le réel de la disjonction est insupportable. Elisabeth Sparkle n’a pas seulement provoqué sa propre destruction, elle a détruit ce qui faisait tenir l’édifice social : la croyance que la jeune est jeune, tandis que la vieille est vieille. Sans ces distinctions qui sont liées à toutes les autres, sans ces oppositions binaires gouvernées par la différence des sexes, le chaos menace. La transgression d’une des lois les plus intangibles (voire sacrées) du Show Business (l’obsolescence des femmes) conduit à une déflagration générale. Vous voulez virer les vieilles ? Eh bien elles vont revenir, elles vont vous tromper, vous séduire, et finalement vous sacrifier dans un gigantesque embrasement. Le Monstro ElisaSue est aussi une sorcière, une thaumaturge, une charogne enragée, une justicière.

  1. En anglais, sparkle signifie éclat, brillance, scintillement. ↩︎
  2. Ayant toujours rigoureusement contrôlé son image, Demi Moore accepte enfin de lâcher prise. ↩︎
  3. Elle ressemble à la Jane Fonda du milieu des années 80. ↩︎
  4. Interprété par un Dennis Quaid aussi trash, répugnant et libidineux que possible. ↩︎
  5. Interprétée par Margaret Qualley, laquelle aurait été « augmentée » virtuellement, autre forme de surenchère. ↩︎
  6. Au moment du tournage, Demi Moore était âgée de 61 ans, et Coralie Fargeat de 48 ans. Le film est cathartique, il leur permet de passer les limites. ↩︎
  7. Il a l’air jeune, mais on comprendra à la fin du film qu’il a lui-même expérimenté le produit, c’est-à-dire qu’en réalité il est vieux. ↩︎
  8. Hollywood Bd a suivi la même évolution : c’est un lieu où la beauté est abîmée, usée, décrépite. ↩︎
  9. Claustrophobie redoublée par son appartement à moitié vide, avec d’immenses couloirs. ↩︎
  10. C’est l’idée d’agrandir, d’enfler, de gonfler. ↩︎
  11. Il est vrai que Showgirls de Paul Verhoeven avait reçu la même distinction en 1995, et est considéré aujourd’hui comme un « film-culte ». ↩︎
  12. Elle dit avoir vécu le film comme une thérapie, une libération. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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