Megalopolis (Francis Ford Coppola, 2024)

Pour réparer le monde, il faudrait un « saut dans l’inconnu » dont nul ne connaît l’aboutissement; Coppola rêve le meilleur, mais le pire pourrait advenir

On peut interpréter ce film testamentaire à partir d’une question première, essentielle, celle de la réparation. Ce monde abîmé, blessé, malade, peut-on le réparer ? À titre de réponse, le cinéaste Francis Ford Coppola crée un personnage, l’architecte Cesar Catilina1, qui invente un objet ou une matière, le megalon, supposé résoudre la majorité des problèmes, voire tous. Le megalon, qui n’a pas de forme particulière, peut être considéré à la fois comme un McGuffin (un objet dont on ne saura jamais à quoi il correspond exactement) et comme un pharmakon (un objet capable à la fois de contaminer et de guérir). Dans le conflit bien/mal orchestré par le film, il est supposé du côté du bien, mais l’existence d’un cadavre inexpliqué (celui de la première femme de Cesar Catilina) laisse entendre que l’action de l’architecte est pour le moins ambigüe, incertaine, imprévisible. On ne sait pas ce que le megalon va apporter (ou non) mais on n’a pas le choix, rien d’autre ne se présente pour résoudre les problèmes. Il n’y a pas d’alternative.

Tenant compte des connotations du mot2, on devine que Cesar Catilina, porteur du megalon, est mégalomaniaque. C’est fatal, car sinon son prénom ne serait pas Cesar, mais n’oublions pas que par son nom Catilina, il est vaguement inspiré par la figure du sénateur Lucius Sergius Catilina (108 – 62 av. J.-C.) qui avait tenté deux coups d’État à Rome (première et seconde conjuration catiliniennes) en 66 et 63 avant J-C avant d’être tué en janvier 62 lors d’une célèbre bataille, à Pistorium, qui opposait ses partisans aux troupes romaines. L’histoire racontée dans le film n’a aucun rapport avec celle-là, puisque le Cesar Catilina de New Roma (une ville qui est la copie presque conforme de New York) triomphe à la fin du film, en compagnie de son ennemi Franklin Cicero3, un politicien véreux, maire de la ville, devenu son beau-père. C’est le destin du personnage, comme de tout le film, de multiplier des références dont on se rend compte en les examinant de plus près qu’elles ne sont rien d’autre que de pures créations fictionnelles jouant sans vergogne avec le récit historique, puisque le Cicéron romain a efficacement combattu Lucius Catilina avant de faire l’éloge d’un autre César, Jules, qui finira par tuer la République en 46 avant d’être lui-même assassiné en 44. Le Cesar Catilina du film est un curieux mélange. Architecte supposé génial qui propose de reconstruire New Roma sur la base de « bio-matériaux » de son invention (le megalon), après le désastre provoqué par la chute d’un satellite (soviétique bien sûr), il est un adepte du saut dans l’inconnu avec l’étrange capacité de parfois (mais pas toujours) arrêter le temps. À la fois conjuré et futur empereur, il séduit la fille de Franklin Cicero, Julia4, tandis que son ancienne maîtresse Wow Platinum5, une vedette de la télévision, le quitte pour se marier avec un banquier milliardaire, Hamilton Crassus III6, qui n’est autre que son oncle. Si l’on ajoute que le petit-fils de Hamilton, Clodio Pulcher7, qui est également le cousin de César, joue de la démagogie populiste pour s’emparer de la fortune de son père avec la complicité de Wow Platinum, on comprendra que, dans cette histoire, le conflit politique est aussi une histoire de famille. Il faut, pour Francis Ford Coppola, que le drame shakespearien se noue avec ce qu’il pense des enjeux du monde actuel.

Faut-il rentrer dans les détails de cette histoire tortueuse où César Catilina est accusé d’inceste avec Vesta (une vestale aussi vierge que sexy) avant de survivre à une tentative d’assassinat ? Je vais procéder autrement en partant de la fin (tant pis pour le divulgâchage). Le film se termine par une alliance entre le politicien corrompu et l’audacieux architecte par l’intermédiaire de Julia, la jeune femme amoureuse. Il en résulte une petite fille qui reçoit l’amour de tous, dans laquelle se concentrent apparemment les espoirs du réalisateur. Il faut une fin positive qui rompe avec le double drame romain8et shakespearien9 pour montrer qu’après tout, l’Amérique a une chance de s’en sortir, à condition de combiner l’inventivité de l’entrepreneur, l’habileté du politicien, la lucidité du banquier, et aussi bien sûr la détermination du réalisateur. Ainsi le progressisme revenu du 20ème siècle pourra-t-il (peut-être) dépasser le pessimisme désespéré issu du premier quart du 21ème siècle. Le problème, c’est que tout en appelant ce dépassement, le film est aussi un aveu d’impuissance, une marque de désarroi.

Tout se mélange dans ce film, tout se brouille. Le passé rejoint le présent, les genres se démultiplient (péplum, film politique, gothique, science-fiction futuriste, etc.), on hybride les styles visuels, les architectures, les vêtements, les techniques, l’architecte-magicien réussit à arrêter le temps tout en le laissant passer, les personnages cumulent les ambiguïtés : Cesar Catilina à la fois salutaire et dangereux, Franklyn Cicero à la fois dangereux et salutaire, Hamilton Crassus III presque mort et encore vivant qui trouve le salut en défendant brutalement ses intérêts, Wow Platinum amoureuse et vengeresse, le saut dans l’inconnu affirmé et nié par le megalon. On peut à la fois proclamer la nécessité de ce saut (plusieurs fois répétée) et vouloir en prendre le contrôle – c’est-à-dire le nier. C’est ce que fait César Catilina, et aussi Coppola, le réalisateur-démiurge qui rêve d’une nouvelle alliance. Qu’après ces épisodes le film se termine par la naissance d’une fille ridiculement dénommée Sunny Hope, sous la protection du maire corrompu et de l’architecte mégalomaniaque, peut faire croire à une fin heureuse, la réconciliation du politique et du scientifique, du gestionnaire et du créatif. Tel est le projet de Coppola, mais on n’est pas obligé de le suivre. On peut aussi renoncer au rêve d’une structure stable, rassurante. Une telle structure, dans le film, est symbolisée par le cadavre de l’épouse morte de Cesar, qui est aussi celui de l’épouse décédée de Francis Coppola, Eleanor. Celle-ci a accompagné toute sa vie le cinéaste et l’a lâché au moment de la réalisation finale de Megalopolis. On ignore à la fin si Cesar Catilina est coupable ou non de la mort de son ex-épouse, mais on sait qu’il doit aller de l’avant, inventer d’autres megalon. Coppola doit lui aussi continuer, inventer d’autres formes uniques, insubstituables, d’autres films. En mettant en jeu sa fortune, il doit montrer qu’il est lui aussi capable de déambuler sur des horloges, de suspendre le temps, de réécrire le passé par l’invention d’un futur. Il nous fait don d’un film à la fois classique (shakespearien), emphatique et excessif. Il faut que tout soit excessif : le sexe, l’argent, les attitudes, les corruptions, les effets spéciaux incroyables (au sens où l’on ne peut pas y croire), la grandiloquence, le labyrinthe des sons et des couleurs, le kitsch, l’autodérision, etc. Dans le monde du supplément, il n’y en aura jamais assez, même si cette extraordinaire prolifération est mise au service d’une intrigue elle aussi excessivement simple, comme si l’avenir pouvait se concentrer en une seule petite personne, Sunny Hope. Mais Coppola montre lui-même qu’il n’en est rien. Sous cet optimisme de façade git un profond pessimisme. Nous savons tous qu’au final le vainqueur de 2024 n’est pas César Catilina, mais Donald Trump, un clown même pas digne de Disney.

Rien ne nous interdit d’interpréter autrement la déclaration testamentaire de Francis Ford Coppola. Âgé de 85 ans, il a voulu mettre en scène les voies de sortie qu’il rumine depuis 1983. Il avait 44 ans à l’époque, le président américain s’appelait Ronald Reagan et lançait la guerre des étoiles. On ne manquait pas de politiciens corrompus, d’entrepreneurs inventifs et de banquiers lucides, mais on était loin de la crise actuelle. Son film-symptôme exprime le désarroi de la culture américaine devant un « saut dans l’inconnu » dont elle ne maîtrise rien. Dégageons-nous d’une morale de l’auto-persuasion et inventons une autre fin. Au lieu de se réconcilier avec Franklyn Cicero, César Catilina (/Elon Musk) s’allierait avec le démagogue Clodio Pulcher (/Trump), qui n’a rien fait d’autre dans sa vie que d’hériter de la fortune de son grand-père. Wow Platinum, la présentatrice télé, ne serait pas tuée mais embauchée par un réseau social nommé X. Julia se mettrait au service de la coalition du populisme et du megalon. Le peuple, heureux, applaudirait des deux mains, mais il n’y aurait plus personne pour pleurer.

  1. Interprété par Adam Driver. ↩︎
  2. Selon le Trésor de la Langue Française : « Ambition, orgueil démesuré, goût du grandiose, du colossal ». ↩︎
  3. Interprété par Giancarlo Esposito. ↩︎
  4. Interprétée par Nathalie Emmanuel. ↩︎
  5. Interprétée par Aubrey Plaza. ↩︎
  6. Interprété par Jon Voight. ↩︎
  7. Interprété par Shia LaBeouf. Clodius Pulcher (93-52 avant J-C) a vécu à Rome. Bien que d’originelle noble, c’était un populiste, un agitateur de rue réputé complice de bandits et de criminels.  ↩︎
  8. Marc-Aurèle est abondamment cité dans le film, tandis que Julia et Franklyn Cicero conversent en latin. ↩︎
  9. César fait son entrée sur le célèbre monologue d’Hamlet. ↩︎
Vues : 7

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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