The Brutalist (Brady Corbet, 2024)

Il faut, pour aller vers sa propre destination, la violence de l’autre

Qu’est-ce que « le brutaliste » ? Dans l’anglais le plus courant, brutalism est un style architectural : relatif à un style de construction dans lequel les bâtiments sont grands et lourds et souvent construits en béton, dit le Cambridge Dictionary1 – exactement le type de bâtiment que construit l’architecte László Tóth2, personnage principal du film (ce qui n’est pas vraiment un compliment3). Dans cette acception, le titre ne renvoie pas à une personne, mais à un objet. Mais le Collins Dictionary élargit la définition. Le brutaliste est aussi un défenseur d’un style architectural connu pour son utilisation austère des matériaux. Le mot ne désigne plus (ou plus seulement) un objet mais une personne – voire deux, dans notre cas, car ils sont deux à défendre le bâtiment, quoique pour des raisons aussi différentes que possible. Il y a László4, brutaliste officiel car architecte familier du béton brut, et Harrison Van Buren5, le riche Américain commanditaire du bâtiment, qui pour une raison ou une autre – une des énigmes du film – fait confiance à László en le laissant construire la structure en béton brut, tout en préférant manifestement le marbre de Carrare. Et il y a la sonorité du mot en français comme en anglais, qui associe la brutalité à l’hostilité, la violence, de sorte qu’on peut entendre le mot dans un autre sens visant la relation ambivalente entre ces deux hommes, plus proche de la haine que de la sympathie mutuelle.

C’est Harrison qui est allé chercher László à l’armée du salut (ou équivalent) quand il a voulu faire construire un immeuble en hommage à sa mère Margaret, avec laquelle il avait vécu dans la pauvreté. En feuilletant quelques revues, il a compris que le style Bauhaus était celui de l’époque (1947), qu’il serait plus connu et admiré en choisissant cette voie, et qu’il avait eu tort de rejeter brutalement, violemment, l’architecte qui, à la demande de son fils, avait réaménagé son bureau en bibliothèque. Harrison est un homme complexe : riche, raciste et conservateur, il lit beaucoup, est sensible à la poésie, à la beauté, à l’originalité. Cynique et calculateur quand il s’agit de ses intérêts matériels, il est aussi capable d’une certaine émotion devant la qualité d’une œuvre. Contrairement à son fils Harry et sa fille Maggie qui ne comprennent rien à ses motivations, il devine confusément qu’aucun autre architecte de Pennsylvanie n’est capable de concilier les contraires à la façon de László : des bâtiments à la fois utilitaires et esthétiques, dominant la petite ville de Doylestown. Irreligieux mais superstitieux, il interprète comme un signe du destin la rencontre de László la veille de la mort de sa mère. Sans cette complexité, il n’y aurait aucune complicité possible entre les deux hommes – or cette complicité existe, en-dehors de toute amitié.

Il serait simpliste de réduire la confrontation Harrison / László à une opposition entre l’Amérique chrétienne, blanche et traditionnelle et le judaïsme européen, cosmopolite et sophistiqué. Il ne s’agit pas d’une guerre entre des cultures, mais d’une relation entre des personnes. László a construit des synagogues, il connaît les prières, sa femme s’est convertie au judaïsme pour l’épouser, il est porteur d’un certain traditionalisme, tandis que Harrison est un vecteur du capitalisme moderne prêt à bousculer le conservatisme de ses grands-parents. Ils se reconnaissent et en même temps se méprisent. On ne sait pas qui manipule l’autre – Harrison cherchant à exploiter les connaissances de son associé-adversaire pour son centre communautaire « espace sacré pour la réunion, la pensée, l’apprentissage » et aussi la prière puisqu’il exige une chapelle, et László construisant tout autre chose que ce qu’on lui a demandé, un double de Buchenwald et de Dachau, un mémorial à la Shoah, une remémoration de l’expérience carcérale vécue par lui-même et son épouse. Ils se brutalisent l’un l’autre, se violentent mutuellement, chacun à sa façon, et le résultat est une construction hybride achevée en 19736, dont la photo et les maquettes sont présentées dans les musées mais dont la signification, pour les deux initiateurs, échappe aux observateurs. László dissimule une synagogue sous un signe de croix, et Harrison dissimule sa vulnérabilité sous une construction monumentale dédiée à sa mère. Chacun se sert de l’autre pour aboutir à ses propres fins. Ils se détruisent mutuellement pour contribuer à une œuvre qui n’est réductible ni à l’un, ni à l’autre. Tel est le cœur du film, autour duquel le récit est construit.

Les deux hommes tentent de dépasser, à travers ce bâtiment, un deuil impossible. Harrison a perdu ce qu’il considère comme sa seule famille, sa mère, tandis que László a presque tout perdu : sa famille (à l’exception de sa femme), ses biens, son métier, sa position sociale, son prestige et même sa langue. Le bâtiment est une tombe où les illusions du Tycoon et les projets de l’ancien élève du Bauhaus sont à la fois enfouis et exaltés. En construisant ce centre communautaire à but social, ils prétendent être tournés vers l’avenir mais ils pensent surtout à leur propre passé. Ils trouvent dans cette construction un appui temporaire, et aussi le lieu de leur destruction. Cela prouve qu’on peut construire un bâtiment sous l’emprise d’une poussée incontrôlée, une étrange force déconstructive pour l’un et pour l’autre. László est psychologiquement brisé, incapable d’accomplir autre chose que la réparation de son trauma. Harrison ne peut ni s’identifier à sa lignée, ses grands-parents, ni transmettre quoi que ce soit à ses enfants qui ne comprennent rien à sa personnalité. Habitué à régler les problèmes par la force, il dirige ses colères contre lui-même et noiera sa honte dans le bâtiment. Leurs contradictions se révèlent quand ils voyagent ensemble, comme un vieux couple, en Italie. Accueilli par son ami d’avant-guerre, László danse, se drogue et s’endort dans les tunnels de Fantiscritti – haut lieu de la résistance italienne. Harrison l’y découvre affalé par terre, l’assaillit d’injures antisémites7 et le viole, au sens propre. Pour Harrison, c’est le prolongement d’un rapport de pouvoir, du mépris de l’autre et d’un désir de possession, tandis que pour László c’est l’aboutissement d’une faiblesse, d’une impuissance. Tous deux sont humiliés. Cette scène sordide n’est après tout que le prolongement de l’hostilité et du viol mutuels sans lesquels ce bâtiment commun qui les unit pour toujours n’aurait jamais été construit. László avait averti Harrison : le travail de l’architecte sert à laisser, sur le terrain, le témoignage d’actes cruels qui auraient été oubliés sans cela. Sous le nom de Margaret Lee Van Buren, le centre communautaire n’est pas qu’un lieu de prière, il n’est pas qu’un monument dédié à la Shoah, il est le souvenir, la pétrification dans le béton brut d’un acte de sodomie. Comprenne qui pourra.

Erzsébet, l’épouse de László8, ne peut que constater la désagrégation de son mari. Il ne la touche pas, ne peut pas faire l’amour avec elle sans se droguer, mais ne peut pas non plus s’en dissocier. Du fait de leur expérience parallèle des camps, ils ne peuvent rien en dire entre eux, ni à d’autres. Leur mutisme, partagé par la nièce orpheline Zsófia, les unit encore plus. Quand Erzsébet se rend chez les Van Buren pour accuser Harrison de viol, elle est totalement identifiée à son mari comme si elle-même avait été violée, ce qui met Harrison à la place des tortionnaires nazis, et d’ailleurs Harry, le fils Van Buren, la jette à terre à la façon des SS. Sans doute Harrison se rend-il compte que le seuil de l’impardonnable a été franchi, puisqu’il sort de chez lui et disparait dans ce bâtiment ambigu dédié à sa mère mais construit sur le modèle d’un camp de concentration.

En contrepoint de l’Amérique, l’État d’Israel est présent au début et à la fin du film : quand László s’installe chez son son cousin Attila, la reconnaissance de l’État par l’ONU est annoncée à la radio (1947); en 1958 quand Zsófia qui a recouvré la parole annonce qu’elle a décidé de faire son Aliya en compagnie de son fiancé juif Binyamin; et dans la toute dernière scène, quand Zsófia, femme épanouie venue d’Israel, présente au public de la Biennale Architettura de Venise de 19809 les créations de son oncle devenu un vieillard. Pour l’immigrant juif aux Etats-Unis, il y a plusieurs « chez soi » virtuels : le pays d’origine (ici la Hongrie), Israel. Le tournage a eu lieu à Budapest (juste retour des choses10) puis en Italie entre mars et mai 2023. Le film a été projeté pour la première fois le 1er septembre 2024 au 81ème festival de Venise, où le lion d’or du meilleur réalisateur lui a été décerné11. Il est sorti en France en février 2025. Ce calendrier n’est pas sans importance, car bien qu’il ait été conçu et tourné avant le 7 octobre 2023, on ne peut s’empêcher de rapprocher la relation brutale et ambiguë entre Harrison et László de l’autre relation terriblement brutale et ambiguë entre Israéliens et Palestiniens, à Gaza et en Cisjordanie. Dans les deux cas le destin d’un peuple – ou d’un individu – est suspendu à la violence de l’autre. Ils se haïssent, mais le lien entre eux est insécable et se traduit finalement par la construction d’une maison commune. Ce qui compte, c’est la destination, pas le voyage, dit Zsófia dans sa dernière intervention. Telle pourrait être l’anticipation du film, à l’insu de ses auteurs, de ses scénaristes12 et de son réalisateur.

  1. Le Wiktionary précise l’étymologie : « From brutal +‎ -ism. Popularized in 1954 by the English architects Alison and Peter Smithson, from earlier Swedish nybrutalism (“New Brutalism”), after French béton brut (“raw concrete”), the material favored by Le Corbusier. » Le mot « brut » ne renvoie pas ici à la brutalité, mais au matériau brut, voire à l’art brut. ↩︎
  2. Ce nom est identique à celui d’un géologue australien qui, se prenant pour le Christ, a vandalisé en 1972 à coups de marteau la Pietà de Michel-Ange (autre forme de brutalisme). ↩︎
  3. Le film a été conçu pendant le premier mandat de Donald Trump, qui voulait débarrasser l’Amérique de ce type de bâtiment, en privilégiant le style néo-classique. ↩︎
  4. Interprété par Adrien Brody, un acteur américain qui a plus souvent travaillé à l’étranger que dans son propre pays. Ce personnage est inspiré par la vie d’autres architectes : Marcel Breuer, Paul Rudolph, Louis Kahn. ↩︎
  5. Interprété par Guy Pearce. ↩︎
  6. Ce qui laisse supposer qu’en 1958, Harrison Van Buren a définitivement disparu. ↩︎
  7. Voici ce qu’il lui dit : « Monsieur Toth, qu’est-ce que vous vous êtes fait ? C’est une honte de voir comment votre peuple se traite. Si vous vous sentez mal à l’aise face à la persécution, pourquoi faites-vous de vous une cible si facile ? Si vous agissez comme un fainéant, vivant de l’aumône, une sangsue sociale, comment pouvez-vous légitimement espérer un résultat différent ? Vous, vous avez tellement de potentiel. Mais vous le gaspillez… Qui pensez-vous être ? Vous pensez que vous êtes spécial, que vous volez directement au-dessus de tous ceux que vous rencontrez, parce que vous êtes beau, parce que vous êtes instruit. Vous n’êtes qu’une clocharde. Vous êtes une dame de la nuit. Vous n’êtes qu’une dame de la nuit. » ↩︎
  8. Interprétée par l’actrice anglaise Felicity Jones dont la voix est affublée, comme celle d’Adrien Brody, d’un faux accent hongrois (ce que tout descendant d’immigrant hongrois, comme le signataire de ces lignes, peut repérer d’un seul coup d’oreille). ↩︎
  9. Dont le thème était : « la présence du passé ». ↩︎
  10. Autre retour en arrière : le film a été tourné en 70mm Vista Vision, format utilisé pour les Dix Commandements de Cecil B. DeMille (1956) ou Vertigo de Hitchcock (1958) et quasiment inusité depuis les années 1960. ↩︎
  11. C’est un film indépendant, entièrement écrit, produit et financé, sur sept années, par les auteurs. ↩︎
  12. Le compagne de Brady Corbet, Mona Fastvold, est co-scénariste du film. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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