Chime (Kiyoshi Kurosawa, 2024)

Un appel sans source, ni origine, ni signification, ni cause, ni enjeu – ne peut conduire qu’à la destruction : de soi et de l’autre

C’est un film qui porte sur le Qui et le Quoi. Le Quoi, c’est un bruit anonyme, inhumain, une sonorité obsédante, incontrôlable, qui donne son titre au film : Chime. Le dictionnaire indique qu’on peut traduire ce mot par carillonnersonner. C’est un bruit de cloche, d’horloge, et pourtant on peut s’y accorder (autre signification du verbe chime). Chime in se traduit par intervenirrejoindre. Le bruit est aussi une injonction, un appel. Il intime l’ordre de venir, mais où ? Il n’y a ni explication, ni justification, ni raison, ni cause. Le bruit se profère, mais sans profération, sans adresse. N’ayant pas de source, il entretient l’incertitude. Qu’est-ce que c’est ? Est-ce que je suis le seul à l’entendre, ou bien est-ce que les autres l’entendent aussi ? Si je l’entends à différents endroits, est-ce que ça veut dire qu’il me suit, me surveille, me domine ? Il n’y aura jamais de réponse claire à ces questions. Au départ, Matsuoka ne l’entend pas, c’est son élève Tashiro qui lui demande s’il l’entend. Il répond négativement, sans en être peut-être tout à fait sûr, sans que nous, spectateurs, nous puissions savoir s’il ment ou s’il est sincère. En tout cas peu à peu il l’entend, ce bruit, sans la moindre ambiguïté : il se rend compte que les autres l’entendent à son contact. Il n’est pas qu’une oreille, il est un passeur de bruit, un transmetteur, et les conséquences sur les autres sont encore pires que sur lui-même. Tashiro a l’impression d’avoir une machine dans sa tête, il croit que la moitié de son cerveau est transformée en robot et finit par se suicider à l’aide d’un couteau, le couteau de cuisine qui est l’instrument privilégié de l’enseignement de Matsuoka. Ce jeune qui ne sait même pas pourquoi il est venu prendre des cours de cuisine y laisse la vie.

Nous vivons à l’époque du Quoi, c’est-à-dire de l’effacement du Qui. Les bruits sont machiniques, ils ne sont proférés par personne. Ce sont eux qui commandent, qui prescrivent des obligations qui ne répondent à aucune nécessité logique ou compréhensible, comme par exemple : « faire de la cuisine française plutôt que de la japonaise ». Il y a des méthodes pour cela, des techniques qu’il faut respecter. Quand la jeune Akemi refuse de couper le poulet de la manière prescrite (par les jointures), quand elle jette le couteau, quand elle répond à ses injonctions en disant C’est trop mou (un argument tout aussi absurde), quand elle exige une explication logique, quand elle jette le poulet en lui reprochant de ne pas être vivant, il se saisit d’un couteau et la tue sans hésiter. Il faut qu’elle-même soit un objet mou, sans tête. Il l’achève tranquillement et la jette dans un terrain vague. Plus tard le fantôme de la fille réapparait, sur une chaise vide. Il pousse un cri rauque, un cri de bête, l’expression du bruit infâme et s’enfuit. Mais le bruit n’a pas disparu. Il se cache dans son oreille, invisible dans le miroir, inaudible au détective qui recherche Akemi. C’est une hallucination, mais aussi une réalité : le réel d’un monde qui s’accorde avec Matsuoka, et à partir de lui, s’accorde avec d’autres.

Le problème de Matsuoka, c’est qu’il n’est pas envoûté par un spectre, mais par le Quoi. Un sort lui a été jeté dont l’émetteur n’est pas une personne, mais un monde débarrassé de toute subjectivité. Quand son fils s’adresse à lui, il n’a rien d’autre à lui dire que lui demander de l’argent qu’il ne peut pas lui donner. Quand il se déplace dans la ville, des trains bruyants passent, sans destination. Sa femme passe son temps à jeter des cannettes vides dans un bruit étourdissant. Il cherche du travail, mais il est incapable de donner un sens à ce travail, il ne fait rien d’autre qu’étaler ses fantasmes. Il voudrait faire autre chose que l’enseignement, mais il reste enfermé dans sa propre production sonore qui lui revient en boucle. Je ne sais pas ce qui m’a possédé dit-il, mais cette parole, comme les autres, sonne creux. Il parle de cuisine française sans aucun lien avec la France, il enseigne un savoir vide avec comme seule référence son propre goût. Un bruit sans cause, c’est comme un sort jeté sans raison, un engagement sans motivation, c’est insupportable. Il faudrait vivre avec, si c’était possible. La fin du film montre Matsuoka s’effacer dans l’obscurité.

Vues : 0

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

Vous aimerez aussi...