Ghost Tropic (Bas Devos, 2020)

Là où j’ai vécu, je ne suis plus chez moi, un cycle de vie s’épuise, du nouveau arrive de l’extérieur et s’impose à moi

Avant le récit (mais on comprendra plus tard que c’en est la conclusion), on voit un salon, un appartement, on entend les bruits de la ville. Au tapis, à la couleur de la nappe ou à d’autres détails, on peut deviner qu’il s’agit d’un intérieur maghrébin – mais on ne peut pas en être sûr. Après un assez long moment1, tandis que la pièce s’assombrit, la nuit tombe, une voix féminine prend la parole. Elle dit : « Voici ce que je vois, ce que j’entends. Je vois le temps qui a passé, j’entends le son de la ville, les vies de mes voisins et le chant d’un oiseau. Je nous vois, nouvelles, non épuisées. Nous remplissons cet espace avec nos vies. C’est un labeur acharné. C’est le travail le plus dur que je connais. Quand je vois cet espace, je vois ce labeur précieux, je vois notre impression dans tout. Les minces couches de souvenirs font cette chaise, font ce cabinet, font le tapis. Mais si soudainement, et venu de nulle part, un étranger venait dans cette pièce, que verrait-il, qu’entendrait-il, et est-ce qu’il sentirait quelque chose en étant ici ? Est-ce que j’aurais honte ? » Puis vient le titre du film : Ghost Tropical, puis on voit, dans une assemblée, une femme voilée d’âge moyen, nommée Khadija2, prise d’un fou rire irrépressible, instable, nerveux. « C’est mon miracle! » dit-elle (on ne sait pas quel miracle). Elle continue à rire alors que tout le monde se calme, sans pouvoir s’arrêter, jusqu’aux larmes. « Quelle histoire! » dit un homme pour clore l’incident, et tous s’en vont travailler. On comprend que c’est l’équipe de ménage d’un immeuble de bureaux. Le nettoyage a lieu le soir, après la départ des cols blancs, sous la lumière artificielle. Les membres de l’équipe se changent, rangent leurs affaires, et Khadija, comme elle le fait depuis vingt ans, prend le métro pour rentrer chez elle, dans la commune d’Anderlecht, à la limite de Moelenbeck, précisera-t-elle plus tard. 

C’est alors que commence l’événement : Khadija s’endort3 et se retrouve au terminus4, sans possibilité de prendre le métro en sens inverse. Il faut qu’elle trouve une solution. Elle laisse un message à son fils Bilal, voudrait prendre un taxi mais n’a pas assez d’argent sur elle, cherche à s’en procurer mais le distributeur est vide, tente de prendre un autobus de nuit mais il est hors service, les travailleurs nocturnes doivent se débrouiller, comme elle. Il faut qu’elle rentre chez elle. Ses pieds lui font mal, ses chevilles enflent, mais elle marche dans le froid de l’hiver, c’est le début de son errance, de la découverte d’une ville apparemment vide mais plus vivante, plus habitée que son propre appartement. Sa première rencontre aura été le vigile du centre commercial Basilix5, il l’aura prise en pitié, lui aura ouvert les portes et lui aura expliqué que le bâtiment adjacent va être démoli et remplacé par un centre aquatique tropical, Tropic FunTout va changer par ici dit-il. Il est étrange que ce détail secondaire ait procuré au film son titre. Tropic, c’est un monde à venir aussi vide, voire encore plus, que le présent, un monde fantomatique, irréel (Ghost Tropic), qui tend à substituer une autre réalité, étrangère, extérieure, à celle qui prévaut aujourd’hui.

La voici qui marche solitairement dans la rue. Sur le trottoir, elle voit un SDF étendu sur un matelas, avec un chien. Il ne bouge pas, ne répond pas, alors elle appelle les secours. Quand ils arrivent, emportent l’homme, elle leur demande ce qu’ils font du chien; ils l’attachent, pour le cas où l’homme reviendrait. Elle s’approche d’un immeuble où, des années auparavant, elle a travaillé comme femme de ménage. L’immeuble semble vide, seul un jeune squatteur l’occupe, il lui demande de se taire, elle acquiesce et ne dira rien au voisin qui a entendu du bruit. Elle arrive dans une station-service, demande un thé, bavarde avec la caissière qui propose de la raccompagner chez elle. On apprend dans leur conversation que son mari s’appelait Munir, qu’il est mort il y a dix ans, qu’elle a deux enfants, un fils qui vit seul et une fille de 17 ans. 

C’est alors qu’une première dimension de la vie de Khadija est bouleversée. Depuis la voiture, elle voit sa fille au bord de la route avec un groupe de jeunes. Que fait la gamine à cet endroit, en pleine nuit ?6 Khadija descend, se cache pour les observer. Les garçons achètent de la vodka dans une boutique, sa fille en boit7, puis reste seule dehors. En attendant le retour de son compagnon, elle se coiffe. Khadija ne tient pas à voir la suite, elle préfère s’en aller. On ignore si elle désapprouve ou non la conduite de sa fille. Son comportement est ambigu : elle la laisse faire, mais réagit en dénonçant à un policier de passage la vente d’alcool à des mineurs – un geste dérisoire comparé à l’ampleur de son désarroi.

Deuxième bouleversement dans la vie de Khadija : se trouvant par hasard devant l’hopital où le SDF a été emporté, elle voudrait se renseigner sur son sort. Sans autorisation, elle se glisse à l’étage. Une infirmière la conduit vers un autre homme supposé être son mari : assignation à ses origines. Non, celui-là n’est pas son mari, il s’agit d’un autre, un homme blanc. Il est mort, lui dit l’infirmière. On voit alors, tandis qu’elle ferme les yeux, le chien de l’homme se détacher et fuir. Elle sourit, comme si la liberté du chien était la sienne, comme si son mari disparaissait une deuxième fois. Dix ans plus tard, c’est la fin du deuil, un miracle peut-être, comme elle l’a dit au moment du fou rire.

Elle arrive enfin chez elle, entre dans l’appartement dont on a vu l’image au début du film, avant l’irruption du titre, Ghost Tropic. Elle retire son voile, se couche sur le divan, boit un verre d’eau, éteint la lumière du salon. On voit l’obscurité, le noir (moment de vide supplémentaire dans le vide, d’ouverture ou de décision). Elle replace son voile, se regarde dans la glace, met son anorak, éteint la lumière de l’entrée, et elle sort. C’est comme si l’appartement était devenu inhabité. La cuisine n’est plus sa cuisine, il ne reste que les ouvertures faiblement éclairées par les lumières de la ville. On entend une sirène, les bruits de la rue. Le jour se lève sur la pièce vide, désertée par Khadija. Le film se conclut par une scène étrange : une plage idyllique dans un style publicitaire, du type Tropical Fun, une jeune femme qui court vers la mer où ses amis vont se baigner. C’est la fille de Khadija, souriante, toujours innommée, à moins que ce ne soit Khadija elle-même, dans la lumière de sa jeunesse. Tout commence, tout est à recommencer.

Le film pose la question du chez soi, dans un temps de bouleversement. C’est quoi, pour Khadija, être chez soi ? Après l’expérience de la nuit, le chez soi qu’elle a partagé avec son mari lui est devenu étranger. Quelque chose d’irréversible est arrivé. Chez elle, elle n’est plus chez elle. Le fou rire du début traduisait un malaise, un déséquilibre, un pressentiment que quelque chose allait arriver, que c’était imminent. En s’endormant dans le métro, en voyant sa fille avec des amis dans la rue, elle ouvre à autre chose, un nouveau qu’elle n’espérait plus. Je nous vois, nouvelles, non épuiséesdit-elle dans son expression liminaire en voix off, s’identifiant à sa fille. L’étranger dans la pièce qui a fait irruption, c’est un désir de vivre autrement, de vivre encore, encore plus, autre chose. Faut-il le rejeter, en avoir honte ? Le film ne tranche pas, mais affirme que la solution n’est pas dedans, avec ses souvenirs, mais dehors, dans le noir. En faisant le deuil de sa vie d’avant, Khadija accueille l’étranger. De même qu’elle accepte la mort du SDF, elle accepte la disparition de son ancienne vie. Elle assume, malgré le prix de cette acceptation : rester dehors, solitaire, dans le noir.

  1. Quelques minutes : c’est très peu mais très long pour le cinéma. ↩︎
  2. Interprétée par Saadia Bentaïeb. Le nom Khadija n’est pas prononcé à l’intérieur du film, on l’apprend de l’extérieur. ↩︎
  3. On peut imaginer une allusion au film de Kira Mouratova, Le syndrome asthénique(1990), où un homme préfère s’endormir sans arrêt plutôt que de supporter son environnement. ↩︎
  4. Sur la ligne 5. Entre la station de métro Herrmann-Debroux et son domicile, il y a environ 15 km. ↩︎
  5. Interprété par Stefan Gota, dont on retrouvera l’accent roumain dans le le film suivant de Bas Devos, Here (2024). ↩︎
  6. L’appartement de Khadija était vide, ce qui laisse supposer qu’elle ignorait où sa fille était partie. ↩︎
  7. La fille n’a pas de nom, contrairement aux deux hommes de la vie de Khadija, Munir et Bilal. Sans doute est-elle le prolongement de Khadija, dans le passé et dans le futur. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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