Here (Bas Devos, 2023)
Une rencontre qui, dans un moment d’incertitude, préserve le mystère de l’autre, son secret, son énigme
Ici et maintenant, comme le dit le titre du film, arrive la rencontre. C’est une rencontre improbable entre deux personnes que le film présente séparément : Stefan1, ouvrier roumain qui hésite à revenir dans son pays pour ses quatre semaines de vacances, et Shuxiu2, doctorante d’origine chinoise qui passe ses loisirs à étudier les mousses3 qui poussent un peu partout dans leur environnement bruxellois. Ils se rencontrent deux fois : quand Stefan, pour se protéger de la pluie, se réfugie dans le restaurant chinois où Shuxiu aide sa tante; et dans le bois où Stefan se promène et trouve Shuxiu accroupie qui examine des végétaux à la loupe. Est-ce vraiment un bois ? Ce n’est pas très clair, peut-être un simple terrain vague, ou un morceau de forêt, l’incertitude règne sur ce point comme sur d’autres. En tout cas c’est leur point commun : ils flânent sans but précis, et il semble que personne ne les attende à la maison. À part cet aspect géographique, il ne semble pas y avoir de relation entre eux. Certes ils sont d’origine étrangère tous deux, ils pensent dans leur langue maternelle tout en parlant un excellent français – un polyglotisme qui témoigne, en principe, d’une ouverture à l’autre. Certes ils sont seuls, il n’est pas douteux que la solitude les rapproche – mais cela ne suffit pas. Il y a des millions de solitaires dans le monde, et tous ne se rencontrent pas. Autre chose les rapproche, mais quoi ? C’est l’énigme du film. Ils se parlent sans se poser de questions, sans avoir besoin de décliner leur identité. Elle, elle classe les mousses, et lui, il prévoit d’aller chercher sa voiture dans un garage à Vilvoorde. Il n’est pas tout à fait sûr que le véhicule puisse être réparé, et il n’est pas tout à fait sûr que Stefan ait envie de se lancer dans les 2000 km de route à travers l’Allemagne, l’Autriche et la Hongrie. Et s’il s’en allait vers la Roumanie, il n’est pas sûr qu’il reviendrait en Belgique. Il hésite, temporise, prolonge ce temps de latence ou d’errance où tout peut encore arriver, où rien n’est encore décidé – comme un enfant avant ses études ou comme un exilé avant son installation. Il vide son frigo, fait cuire une soupe avec les restes, les distribue à ses amis roumains et s’en débarrasse dans le restaurant chinois où il rencontre Shuxiu, ignorant encore tout de son travail scientifique. La flânerie est une habitude chez lui, une conséquence de son insomnie chronique4, tandis qu’elle, elle se déplace dans une autre temporalité. Les mousses existaient avant les humains, dit-elle, et existeront encore après leur disparition. Elle demande à des étudiants d’imaginer le destin biologique d’une espèce végétale, comme si ce destin pouvait être, lui aussi, en latence ou en errance.
La rencontre est liée à l’incertitude, elle ne peut arriver que dans un monde ouvert, inachevé. Le film joue sur la lenteur pour faire sentir la précarité du moment. À chaque geste ou chaque instant peut survenir une bifurcation. Tout se passe comme si le récit n’était pas fixé à l’avance, comme s’il pouvait changer d’orientation sur un coup de tête ou un coup de vent. L’histoire est aussi hétéroclite que le paysage, entre ville et campagne, entre la gare de Bruxelles-Midi, le garage où travaillent quelques amis de Stefan et le restaurant tenu par la tante de Shuxiu5. Dès leur première rencontre de hasard, quelque chose se passe : chacun considère l’autre comme un humain, unique. Ils ont subi la même pluie : elle a les cheveux mouillés, et lui les chaussures. Ils parlent comme s’ils se connaissaient depuis longtemps. Quand ils se rencontrent pour la deuxième fois dans le forêt, c’est aussi par hasard, mais pas tout à fait car ils se sont déjà rencontrés – bien qu’ils ne sachent rien l’un de l’autre, pas même leurs noms6. Entre les bourdons d’abeille, les bruissements d’herbes, les gazouillis d’oiseaux, Stefan observe, lui aussi, les mousses à la loupe. Ils ne se disent pratiquement rien, mais communiquent à travers ces modestes vivants. Il se pourrait qu’ils ne se voient plus jamais ou qu’une relation nouvelle commence – on ne le saura pas. Le film préserve l’indétermination de l’avenir.
Entre la musique, les discussions en trois langues, les bruits de la nature, il y a aussi du silence, un temps qui préserve le vide ou l’écart, propice à la rencontre car il protège l’intime, le secret, le mystère. Ils parlent (peu), mais les mots importent moins que l’acte de parler, les phrases comptent moins que le fait de s’adresser à l’autre. Stefan fait don de sa présence à ses amis roumains, à sa sœur, et aussi à Shuxiu. Sa vie réglée ne lui convenait plus, il fallait qu’il tente autre chose, mais il ne savait pas quoi, alors il préfère distribuer la soupe qui concentre ce qu’il en reste. Faites-en ce que vous voulez, dit-il (il la mangent). Shuxiu reçoit ce don, elle aussi offre sa présence avec sa familiarité avec la nature, sa recherche immotivée, désintéressée, sans attente de récompense ni de gratification, flottante, errante, incertaine. Ils sont unis par cette gratuité, cette incertitude, mais pas seulement. Dans son monologue intérieur, Shuxiu dit : « Je ne me souvenais pas des noms des choses autour de moi. Je savais ce que c’était, mais les mots ne me venaient pas. La pièce entière avait l’impression de faire partie de moi ». Nommer, ce serait objectiver, obscurcir, oblitérer. En résistant à cette injonction, Stefan et Shuxiu préservent l’énigme de l’autre.
- Interprété par Stefan Gota. ↩︎
- Interprétée par Liyo Gong. ↩︎
- C’est une bryologue : métier rare. La mousse est la première plante à être apparue sur terre, et depuis lors elle n’a presque pas changé, malgré les bouleversements climatiques. ↩︎
- Le nuit, il va se promener et se perd dans la ville. ↩︎
- Le nom du restaurant est « La longue marche »; ça ne s’invente pas. ↩︎
- Le film se termine sur une prise de conscience de Shuxiu : elle ne connait pas son nom. ↩︎