Pearl (Ti West, 2022)

Il y a en moi une violence élémentaire, incontrôlable, qui me fait haïr le lieu où j’habite, ma famille; ne pouvant y échapper, je n’ai pas d’autre choix que le meurtre

Tourné en même temps et dans les mêmes décors que X, dont il est un prequel, Pearl est le deuxième film (par ordre chronologique de sortie1) de la trilogie du X-Factor de Ti West, avant MaXXXine (2024). L’histoire se passe en 1918. Pearl, interprétée par Mia Goth qui interprète aussi Maxine et la même Pearl un demi-siècle plus tard dans X, vit avec sa mère Ruth et son père invalide dans une ferme texane, alors que son mari Howard, qu’elle vient d’épouser, est soldat en Europe. Le père est infirme, paralysé, muet, tandis que la mère d’origine allemande2 est sévère, rigide, paniquée par l’épidémie de grippe espagnole en cours3. Pearl rêve de devenir une chorus girl (danseuse dans les comédies musicales), à la manière de Theda Bara (1885-1955), la première Vamp de l’histoire du cinéma4. Régulièment, en cachette, elle va au cinéma où elle rencontre un projectionniste qui lui montre un film porno censuré de l’époque, et propose de l’emmener à Hollywood (évidemment, il n’en fera rien, mais il couchera avec elle). Dans l’espoir de participer à une tournée en-dehors de son village, elle s’inscrit à un concours de danse mais n’est pas sélectionnée. La voici donc obligée de rester à la ferme, dans l’attente du retour de son mari. Or Pearl n’est pas une fille comme les autres. Elle doit gérer des pulsions de destruction, de meurtre, qu’elle ne peut pas contrôler. Elle n’a qu’une amie, sa vache, et n’hésite pas à embrocher une oie avant de la livrer à l’appétit de l’alligator qui habite dans l’étang voisin. Heureusement, cet alligator a bon appétit, car elle lui livrera successivement le projectionniste et sa propre belle-sœur, à laquelle elle a commettra l’erreur de se confier. 

Donc Pearl se rend compte qu’elle n’est pas tout à fait comme tout le monde. Décidée à devenir un jour une actrice, une star, elle est prête à tout, bien qu’au fond, elle n’ait aucune idée de ce que ça signifie, être une star. Il y a en elle du mal qu’elle ne le contrôle pas. Ce mal provient des conditions dans lesquelles elle a vécu, de sa famille, sa solitude, la défaillance de ses parents, mais pas seulement. C’est un mal radical irrémédiable, irréductible, qui vient du plus profond d’elle-même, une pulsion de cruauté qu’elle ne comprend pas et qui la terrorise. Elle sent que sa propre intégrité est menacée par ce mal monstrueux, cette puissance qui prolifère en elle, mais elle n’y peut rien, son intériorité lui est étrangère. Elle est effrayée par sa propre ambivalence. Faut-il le combattre ou l’accepter, l’encourager ? Elle est incapable de trancher. Elle sait qu’elle fait peur aux autres, mais elle se fait aussi peur à elle-même. C’est comme ça, il n’y a rien à faire. Ses pulsions sexuelles, tout aussi insurmontables, la poussent à se masturber avec un épouvantail, et ce qui devait arriver arrive : ses pulsions de destruction la poussent à massacrer ses parents.

Elle aimerait s’expliquer, parler à son mari, Howard, mais il n’est pas là. En son absence, dans une scène impressionnante, elle se confesse à sa belle-soeur Misty. Voici le texte de sa confession : « Maman avait raison, je ne quitterai jamais cette ferme. (…). (Elle pleure, son visage est ravagé). J’ai peur qu’il y ait quelque chose de vraiment mauvais chez moi, Misty. C’est comme s’il y avait en moi quelque chose qui manque, que le reste du monde possède. J’ai peur de ce que je vais avoir à dire. (Elle ferme les yeux, s’adresse à son mari absent). Howard, je te hais tellement pour m’avoir laissée seule ici. J’espère parfois que tu vas mourir. Je me sens très mal de devoir admettre cela, mais c’est la vérité. J’ai eu le curiosité de connaître d’autres hommes, je suis sûre que tu ne voudrais pas entendre parler de cela, un étranger qui satisfait ta femme, et je jure que je ne l’ai fait qu’une fois. C’était une erreur. Ce n’est pas que je voulais, maintenant je le sais, et j’aimerais que les choses reviennent en arrière comme elles étaient avant mais je ne vois pas comment ce serait possible (Elle pleure), pas après les choses que j’ai faites. Je me rends compte de ce qu’on peut en entendre. Honnêtement, il y a eu un moment où j’étais flattée que quelqu’un d’aussi élégant que toi s’intéresse à moi, tu es une si bonne personne, je sais ça. J’ai essayé de toujours être fidèle à ton coeur, je n’ai jamais voulu que tu te sentes jaloux. C’est affreux de se sentir comme une pourriture qui tourne à l’intérieur de toi. Je connais tellement bien cette douleur. Je le sens quand je vois les autres dont la vie est facile, parce que la vérité, c’est que je ne suis pas une bonne personne. Si j’ai évité de regarder les autres hommes, ça n’a pas été pour ne pas te faire du mal, c’est parce que j’ai compris à quel point j’avais de la chance que tu fasses attention à moi. Je suis peut-être une mauvaise fermière, Howard, mais je ne suis pas stupide. Je t’ai observé quand tu es venu vivre avec nous, tu as travaillé dur comme les autres fermiers, mais tu étais différent. Tu es de quelque part, un endroit agréable, confortable, où tu peux revenir quand tu veux. J’aurais désespérément aimé avoir cela. Toute ma vie, j’ai voulu fuir de cette ferme, et tu étais mon ticket de sortie. Alors, j’ai fait en sorte que tu ne voie jamais ce que je suis réellement. J’ai agi comme un charme, et finalement quand tu m’as conduit chez toi pour rencontrer ta famille, c’est ce que j’espérais (Elle pleure encore plus), une vie en-dehors, au moins c’est ce que je ressentais, mais tu ne le voulais pas. Tu voulais seulement rester ici, dans ta ferme, et ça me mettait terriblement en colère. Comment pouvais-tu ? Je suis sûr que tu savais que je le détestais, tu dois l’avoir su. Comment as-tu pu être aussi égoïste et cruel après tout ce que j’ai fait pour te rendre heureux ? J’ai même été enceinte avec ton bébé, mais je n’ai jamais voulu être une mère. J’ai détesté la sensation de ce qui grandissait en moi, je le ressentais comme une maladie qui tirait et suçait en moi comme un animal dans une grange. Comment pourrais-je être responsable d’une autre vie ? La vie me terrifie. Elle est dure, sombre et épuisante. J’ai été tellement soulagé quand il est mort. C’était un poids de moins qui me piégeait ici, mais la guerre est arrivée et tu m’as abandonnée. Pourquoi est-ce que tu m’as laissée tomber, Howard ? Je déteste ressentir cela, c’est si pathétique. Est-ce qu’il arrive aux gens de ressentir cela ? J’imagine que pas toi, Misty, tu as l’air tellement parfaite tout le temps. Dieu a été généreux pour toi, mais à moi, il n’a jamais répondu à mes prières. Je ne sais pas pourquoi. Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce qui ne va pas avec moi ? S’il te plait, dis-le moi, pour que peut-être je me sente meilleure. Je ne veux pas finir comme Maman. Je veux danser sur les écrans comme les jolies filles sur les images. Je voudrais tellement avoir ce qu’elles ont, être parfaite, aimée par autant de personnes que possible pour compenser tout ce temps où j’ai eu à souffrir. Parfois je me réveille au milieu de la nuit, et la peur m’inonde, et si c’était ça ? Et si ce à quoi j’appartiens était juste ? Je suis un échec. Je ne suis pas jolie, ni agréable, ni intelligente, ni drôle, ni sûre de moi. Je suis exactement ce que Maman a dit que j’étais, faible. Je ne sais pas pourquoi. Qu’est-ce que j’ai fait ? Pourquoi est-ce que ma famille n’était pas comme la tienne ? Je hais ce que je ressens en étant moi et non pas toi. J’ai tellement peur que vous me voyiez comme je suis et ayez peur de moi comme tout le monde. Je sais ce que j’ai fait, des choses mauvaises, terribles, horribles, meurtrières. Je le regrette maintenant, mais j’ai aimé comment ça s’est passé. J’aimerais ne pas l’avoir fait, mais je l’ai fait. Au début, c’était des animaux plus petits que moi, rien de sensible, rien qui pouvait me faire du mal à moi. Je me sentais bien. Tuer est plus facile que tu crois, mais récemment avec Maman et le garçon du cinéma, c’était différent, ça avait plus de sens. Je leur ai fait du mal pour qu’eux aussi sachent ce que c’est que de souffrir, mais mon pauvre Papa ne le méritait pas. J’aimerais ne pas avoir fait ce que j’ai fait. Maman a eu une vie difficile, elle voulait seulement un endroit sûr où habiter. Je vois cela. Je croyais que je la haïssais, mais je voulais seulement être en sécurité, moi aussi. Dieu, j’ai fait des choses tellement terrible, je ne sais pas si je peux en supporter plus. Il faut que je nettoie tout ça, tout, il faut que j’arrange tout avant que tu me revoies, Howard. Peut-être si je peux transformer cette ferme en une maison pour nous comme tu le souhaitais, les choses seront différentes. Je peux pardonner. Je peux être ce que tu veux que je sois, si tu veux seulement vivre avec moi. Est-ce que tu voudrais, s’il te plait ? Je ne peux plus rester seule, c’est trop dur. On peut s’aimer. Je le ferai pour toi, si tu pensais vraiment cela, jusqu’à ce que la mort nous sépare. Cela suffirait, seulement toi et moi dans la ferme. Et j’ai tellement envie d’être aimée. Ça a été tellement dur sans ça récemment »

Soudain Pearl voit l’effet que ses propos produisent sur sa belle-sœur, Misty. « As-tu peur de moi ? » Il est évident que oui, la belle-sœur a peur, alors elle l’interpelle, l’agresse, et à nouveau ce qui devait arriver arrive, elle saisit une hache, la poursuit, la rattrape, l’abat, la réduit en morceaux et la livre à l’alligator. Cet aveu qui sera probablement réitéré au retour d’Howard (son futur complice) devra rester secret pendant des décennies, jusqu’à sa mort. Il ne pourra produire d’autres effets qu’après, dans le film MaXXXine, un demi-siècle plus tard, quand Pearl se réincarnera en Maxine.

Dans cette confession où elle avoue, reconnait tout, ne dissimule rien, le point de départ est l’insatisfaction du chez soi. Elle n’habite nulle part, ne se sent de nulle part, n’a pas de point d’ancrage. C’est cette errance qui produit en elle le mal. Elle est née dans un monde qui n’est pas le sien, auquel elle ne peut pas s’identifier. Elle s’est mariée dans l’espoir d’échapper à ce monde, mais ça n’a pas marché. Malgré cet échec, son désir de rompre définitivement avec cette vie n’a pas disparu, il grouille en elle. Pourquoi faut-il aller ailleurs, se débarrasser de ses parents et de ses origines ? Telle est l’énigme portée par Pearl. Il lui faut une autre vie, une vie en plus, quel qu’en soit le prix et quelles que soient les souffrances, pour elle et pour les autres. Ce ne sera pas mieux, ce sera peut-être pire, mais il n’y a aucun moyen de l’empêcher. C’est le principe même de l’horreur.

Le film se termine par un générique impressionnant où le sourire forcé de Pearl ne cache ni la tension de ses muscles faciaux, ni ses larmes, ni sa cruauté, ni son désespoir. Elle souffre de son état, mais ne peut pas l’empêcher. À la fois monstrueuse et touchante, tueuse en série et danseuse romantique, désirant passionnément être aimée et incapable d’inspirer confiance, elle déclare rejeter la réalité tout en étant brutalement réaliste. N’ayant pu fuir, elle nous transmet la violence élémentaire qui l’habite par son expression, les déformations de son visage.

  1. Le film est sorti directement en vidéo le 16 août 2023. ↩︎
  2. Interprétée par Tandi Wright. ↩︎
  3. Allusion à l’épidémie de COVID. Le film a été tourné en Nouvelle-Zélande, un pays que l’épidémie n’avait pas encore atteint. ↩︎
  4. Dans un film ultérieur de la même trilogie, MaXXXine, l’autre personnage joué par Mia Goth, Maxine, écrasera négligemment une cigarette sur l’étoile hollywoodienne de Theda Bara. Stars virtuelles elles-mêmes, les deux jeunes stars ne peuvent pas en admirer une troisième. ↩︎
Vues : 1

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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