Septembre sans attendre (Jonas Trueba, 2024)

Il faut, pour porter la tristesse d’une fin d’amour, en garder la trace, l’archive, par une célébration

C’est un couple madrilène sans enfants. Ils sont encore jeunes et travaillent tous deux dans le cinéma, en se croisant parfois dans les mêmes films ou les mêmes activités. Depuis 14 ans, Alejandra (Ale)1 et Alejandro (Alex)2 partagent leur vie (comme on dit), mais voilà, ils ont décidé de se séparer. Il n’y a rien de conflictuel dans cette décision, ils insistent pour dire qu’elle est prise par eux deux (los dos), l’un et l’autre – si ce n’est ensemble (juntos), mais ils n’emploient pas ce mot puisqu’ils ont décidé qu’il n’y aurait plus rien qui se ferait ensemble, sauf peut-être, éventuellement, dans la vie professionnelle (elle est réalisatrice, et lui acteur). Ils prennent acte d’un épuisement, de la fin d’une relation, amicalement, comme deux complices qui ne manquent pas d’affection l’un pour l’autre. On ne connait pas exactement la raison de cet éloignement, s’il y en a une, mais peut-être n’y en a-t-il même pas. Ils font le constat objectif, honnête, qu’ils n’ont pas d’avenir ensemble, alors ils en tirent les conclusions, et puisque c’est comme ça, autant solder la situation, en finir. C’est alors que leur vient de l’idée de fêter cette séparation, comme s’il s’agissait d’un mariage, en mettant en œuvre la phrase souvent répétée par le père d’Ale : Ce ne sont pas les mariages qu’il faut célébrer, mais les séparations

Ce n’est pas un hasard si l’initiateur de cette phrase est justement le père du réalisateur, Fernando Trueba, qui dans le film joue le rôle du père d’Ale et qui aurait effectivement été à l’origine de l’idée du film (le pitch). Il a réalisé l’année précédente un magnifique film de deuil : They Shot the Piano Player(2023), où même la trace du pianiste assassiné avait presque disparu. Le même Fernando mentionne dans le film la chanson de Brassens, Le 22 septembre3, qui déclare que le deuil d’une relation ne peut pas durer éternellement, il faut bien l’arrêter un jour. Ce n’est pas sans tristesse qu’on renonce à la tristesse, dit Brassens en conclusion de sa chanson-poème. La tristesse n’empêche pas d’en finir avec le deuil sans rien oublier, aucune archive4, aucune trace. Il faut en finir, passer à autre chose, sans mésestimer l’importance du moment. Tout va bien pour eux disent-ils, No pasa nada, et pourtant quelque chose arrive. À mesure qu’approche la date fatidique, le 22 septembre, dernier jour de l’été, les souvenirs s’accumulent, de plus en plus lourds et pregnants, mais cela ne change rien à la décision. L’expression issue du père continue à opérer comme une maxime, un commandement. Elle laisse entendre qu’il est préférable de se dissocier, plutôt que de s’associer, qu’il est préférable de fêter sa liberté plutôt que son assujettissement, que même l’amour pourrait être éventuellement mieux préservé par la séparation que par l’union. C’est d’ailleurs ce que montre ce couple, qui semble être de plus en plus uni au fur et à mesure qu’il va vers la séparation. Il faut affronter ce lieu de la séparation, non sans hésitation ni crainte, mais il le faut. L’amour s’efface sans vraiment disparaître, il survit comme un sentiment inhumé, perdu mais pas oublié, un archi-amour inactuel mais présent5. Il y a une douleur du souvenir, une souffrance de l’archive6, un malheur de la nostalgie, qui restent présents, sensuels et pas sans plaisir.

On devine à certains détails que le film (dans le film) tourné par Ale n’est autre que le film que nous voyons : il y a trop de répétitions, juge l’un des amis (Ale et Alex ne cessent d’annoncer à leurs amis la même nouvelle dans les mêmes termes)7, Alex s’éloigne lentement sur un pont dans une scène qui pourrait participer du film ou du film dans le film, Ale est influencée par son père qui lui fournit l’idée du film et les ouvrages de référence (Stanley Cavell et Kierkegaard), ce qui fut effectivement le cas de Jonas Trueba. Celui-ci reconnait le caractère intime du film, qui n’est pas strictement autobiographique mais mélange de fiction et d’auto-fiction, un genre devenu fréquent dans le cinéma d’aujourd’hui, l’autobiocinématographie. Mariage, démariage, remariage, réalisateurs et acteurs dans la vie et au cinéma, est-ce strictement la même chose ? Dans la dernière image du film, les contraires se joignent, se re-joignent, s’identifient l’un à l’autre. En fêtant la séparation des personnes et des mots, on brouille leurs écarts, on les rapproche effectivement, performativement.

  1. Interprétée par Itsaso Arana qui dans la vie est la compagne de Jonas Trueba. Au départ elle n’était qu’actrice et lui, réalisateur, mais elle a réalisé un film (Les filles vont bien), où la vie et le théâtre se mêlent, et en outre elle est scénariste du présent film. ↩︎
  2. Interprété par Vito Sanz, qui a été aussi co-scénariste. ↩︎
  3. Paroles de la chanson Le 22 Septembre par Georges Brassens : « Un vingt-deux septembre au diable vous partites, / Et, depuis, chaque année, à la date susdite, / Je mouillais mon mouchoir en souvenir de vous… / Or, nous y revoilà, mais je reste de pierre, / Plus une seule larme à me mettre aux paupières: / Le vingt-deux de septembre, aujourd’hui, je m’en fous. // Jadis, ouvrant mes bras comme une paire d’ailes, / Je montais jusqu’au ciel pour suivre l’hirondelle / Et me rompais les os en souvenir de vous… / Le complexe d’Icare à présent m’abandonne, / L’hirondelle en partant ne fera plus l’automne: / Le vingt-deux de septembre, aujourd’hui, je m’en fous. // On ne reverra plus au temps des feuilles mortes, / Cette âme en peine qui me ressemble et qui porte / Le deuil de chaque feuille en souvenir de vous… / Que le brave Prévert et ses escargots veuillent / Bien se passer de moi pour enterrer les feuilles: / Le vingt-deux de septembre, aujourd’hui, je m’en fous. // Pieusement noué d’un bout de vos dentelles, / J’avais, sur ma fenêtre, un bouquet d’immortelles / Que j’arrosais de pleurs en souvenir de vous… / Je m’en vais les offrir au premier mort qui passe, / Les regrets éternels à présent me dépassent: / Le vingt-deux de septembre, aujourd’hui, je m’en fous. // Désormais, le petit bout de coeur qui me reste / Ne traversera plus l’équinoxe funeste / En battant la breloque en souvenir de vous… / Il a craché sa flamme et ses cendres s’éteignent, / A peine y pourrait-on rôtir quatre châtaignes: / Le vingt-deux de septembre, aujourd’hui, je m’en fous. // Et c’est triste de n’être plus triste sans vous. » ↩︎
  4. Un faux flash-black d’Alex est incrusté dans le récit, montrant Vito Sanz jeune, filmé dans la vraie vie par une amie et découvrant Paris. ↩︎
  5. Alex arbore dans une scène un sac du distributeur et éditeur vidéo Re:voir↩︎
  6. Cf le livre de Jacques Derrida, Mal d’archive, une impression freudienne (1995). ↩︎
  7. Le titre en espagnol est Volveréis (Vous reviendrez), ce qui laisse supposer que leur amour pourrait revenir, conformément aux comédies de remariage dont parle Stanley Cavell. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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