Conversation secrète (Francis Ford Coppola, 1974)

Il est dangereux de s’exposer au secret d’autrui, et encore plus dangereux de vouloir y intervenir

Contrairement à Thomas dans Blow up (Michelangelo Antonioni, 1966)1, Harry Caul2 ne se trouve pas par hasard dans le parc Union Square de San Francisco où il enregistre une conversation. Au contraire c’est un détective privé, un professionnel et même un grand, un des plus grands, un spécialiste reconnu qui travaille pour le directeur d’une importante société anonyme, M. C., et touche un salaire qui n’est pas négligeable. Il devrait donc, en principe, effectuer son travail, remettre son enregistrement à qui de droit (l’assistant du directeur en question) et rentrer chez lui, satisfait du devoir accompli. Mais ce n’est pas du tout ce qui arrive. Comme Thomas à la fin du film d’Antonioni, il est pris de remords, de culpabilité. Il ne peut pas s’arrêter là, il faut qu’il en sache plus sur ce qu’il en est exactement de cette conversation. Compte tenu de son propre passé trouble (une mission qui a coûté la vie à trois personnes3), il ne peut pas rester indifférent. Sa foi catholique l’oblige, il doit faire son possible pour éviter que Mark et Ann, les deux amoureux dont il a surpris la conversation, ne soient assassinés. Ce moment responsable, qui est le point d’arrivée du film de 1966, est pour Coppola le point de départ du film diffusé en 1974. Conversation secrèteradicalise la question de la responsabilité, déjà sous-jacente aux dernières images de Blow Up. Mais il y a plus, car dans la scène finale, Harry Caul va jusqu’à détruire son environnement, se dépouiller de ses biens. Que se passe-t-il ? Pourquoi en est-il arrivé là ? Telle est l’énigme du film. Partant de ce final impressionnant, on pourrait dire que le détective est paranoïaque, mais si l’on considère la présentation initiale du film, il ressemble plutôt à un obsessionnel : toujours habillé pareil, ses journées structurées de la même façon, une connaissance parfaite des dispositifs électroniques les plus récents et efficaces, une petite amie occasionnelle à laquelle il ne dit rien, un travail solitaire que même son assistant, Stan4, doit ignorer, et les gammes de saxophone qu’il répète chaque soir en accompagnant un groupe de jazz diffusé sur magnétophone. Et voici que la vie régulière d’Harry Caul est bouleversée lorsqu’il réussit à combiner trois sources enregistrées indépendamment l’une de l’autre pour isoler, dans une conversation, la phrase : « S’il en avait l’occasion, il nous tuerait »5. Il décide alors de prendre l’enquête à son compte, quitte à reporter le moment où il remettra les bandes au commanditaire.

On a beaucoup rapproché ce film des événements du Watergate, même si l’analogie politique n’a rien d’évident, et même si l’idée du film est venue dès 1966 et le premier draft en 1969. Les cinq cambrioleurs arrêtés dans la nuit du 17 juin 1972 au siège du Parti Démocrate (le Watergate) avec du matériel d’écoute n’étaient que la partie émergée d’une politique systématique organisée par la Maison-Blanche. Secrètement, Nixon enregistrait les conversations qui se tenaient dans son bureau, et quand un juge a réclamé les bandes, elles ont été en partie effacées. Tout cela a conduit à une procédure de destitution et à la démission du président le 8 août 1974. Bien qu’il ait été conçu avant, le film de Coppola n’est pas indépendant de cet événement. Le consultant retenu, Bernard Spindel, avait travaillé pour le compte de Jimmy Hoffa, le leader du syndicat américain des camionneurs (les Teamsters). Le principal personnage du film a été inspiré par Hal Lipset, l’homme qui sera plus tard chargé d’analyser les 18 minutes « vierges » des enregistrements de la Maison-Blanche. Son nom figure dans le générique. Le tournage a débuté le 26 novembre 1972, peu après la réélection de Nixon le 7 novembre (avec 60% des suffrages). Coppola ne pouvait évidemment pas savoir à cette date que le président démissionnerait moins de deux ans plus tard, mais il ne pouvait pas non plus ignorer la signification politico-morale des écoutes, qui dépassait le simple fait divers6. Le personnage Harry Caul n’est pas seulement un détective privé : il est le représentant d’une fonction de surveillance et d’écoute essentielle à la vie sociale, pour les politiciens comme pour les espions de la guerre froide. Cette surveillance était plus limitée que celle de l’Internet, mais on ne peut pas l’ignorer.

Le contexte politique n’épuise pas le sujet, loin de là. Il est question du secret à une époque où la psychanalyse était encore en pleine expansion, comme le montrent les films d’Alfred Hitchcock (Psychose en 1960, Pas de Printemps pour Marnie en 1964, Frenzy en 1972), de Milos Forman (Vol au-dessus d’un nid de coucou en 1975) ou de John Huston (Freud, Passions secrètes, en 1962). Ce film ne décrit ni à une pathologie ni une cure, il renvoie à la psychologie d’un homme, son angoisse devant ce qui lui échappe, l’insu. L’idéal de son métier serait de pouvoir tout entendre, mais dans la pratique il se retrouve dans la position du psychanalyste qui ne reçoit que des bribes, des fragments de discours, de vagues souvenirs ou des rêves. À partir de ces éléments épars, incohérents, en l’occurrence une conversation brouillée par les bruits de la ville, il doit construire un récit, se faire une idée des événements, de leur conformité à sa déontologie et à ses convictions personnelles. La tâche est rude, elle peut affecter son humeur et même son équilibre mental, surtout s’il se trompe complètement. En effet la situation s’inverse : il se rend dans l’hôtel où il croit que Mark et Ann vont être assassinés, et finalement ce n’est pas eux, c’est M. C. qui est tué7. Sans doute aurait-il mieux fait de s’abstenir, de ne pas prendre parti et de faire son travail comme prévu. Il se sent d’autant plus coupable qu’il a été grugé par un de ses collègues, Bernie Moran, qui a mis dans son lit Meredith, une call-girl. Son ancien employé Stan et Meredith étaient tous deux au service de Bernie, c’est-à-dire de M.C., la phrase clé qu’il a entendue, « S’il en avait l’occasion, il nous tuerait », ne préparait pas le meurtre des jeunes gens, mais celui de M.C. dont Ann est l’héritière. Harry Caul a été pris dans une guerre de clans, il a été manipulé au service d’un complot auquel il n’avait rien compris.

Et ce n’est pas tout. Il n’a pas seulement commis une erreur, il s’est rendu complice. Ceux qui ont commandité ou réalisé le meurtre savent qu’il sait et ils l’avertissent : on lui dit par téléphone qu’il doit se taire et qu’il est lui-même sous écoute. Pris à son propre piège par ceux qu’il a surveillés, il démolit tout dans son appartement pour trouver les micros : sous le plancher, derrière les murs, dans une statue de la Vierge, à l’intérieur du système électrique, dans les matelas, la plomberie ou ailleurs. Il ne trouve rien. Peut-être l’a-t-on trompé encore une fois, peut-être n’y a-t-il aucun micro dans son logement. Ses précautions obsessionnelles n’auront servi à rien. Loin du scandale du Watergate, le film est plus éthique que politique. À l’audition de la bande, Harry Caul s’est senti responsable d’un meurtre à venir que son client, pensait-il, allait commettre. Il cherchait à s’innocenter d’un crime qu’il avait imaginé, et qui n’avait pas été commis. Après la scène de l’hôtel, il se retrouve vraiment responsable d’un acte qu’il a commis (coucher avec une prostituée qui lui a volé la bande), et aussi d’un autre acte dont il n’a pas pu empêcher la réalisation (un véritable meurtre, mais pas celui qu’il avait envisagé). Pour un homme névrosé, religieux, dont la vie est organisée en fonction d’une culpabilité virtuelle, c’est insupportable. Il décompense car tout s’est inversé autour de lui : alors qu’il aime la solitude, il est épié par tout le monde8, et alors qu’il déclare dans son rêve craindre le meurtre plus que la mort, il a couvert un assassinat. Le monde autour de lui étant devenu fou, il ne peut plus échapper à ses hallucinations, qui se confondent avec le réel. Il ne trouvera d’apaisement que par le saxophone.

Le film pose la question de la légitimité du secret. Par définition, un secret est toujours inaccessible, inconcevable et inviolable, sinon ce n’est pas un secret. Vouloir le révéler, le pénétrer, le traduire, se l’approprier, c’est faire courir un danger non seulement à soi-même, mais aussi aux autres. Dans une conversation avec sa petite amie, Harry Caul prétend ne pas avoir de secret. « Je suis un secret » répond-elle – faisant allusion à leur vie clandestine. Un vrai secret, bien gardé, doit disparaître comme tel, il ne devrait même pas être connu, mais le travail du détective, son unique passion, consiste à les faire connaître. Le pire, c’est qu’en tirant les conclusions (erronées) de son écoute, il n’agit pas gratuitement, mais pour se dédouaner d’une faute, la complicité de meurtre. Cela revient à nier l’essence même du secret. Le voyeur, comme l’écouteur, se croit en position surplombante par rapport à celui qu’il voit ou écoute. Il croit maîtriser une situation, mais il risque d’être attiré dans un univers extérieur, labyrinthique, dont il ne connaît pas les clefs. 

Coppola n’a jamais cessé de dénier sa proximité avec Harry Caul. Cet homme social, ouvert, pensait n’avoir aucun point commun avec le détective solitaire, replié sur soi, sauf que le jeune Francis Coppola a toujours été passionné par les microphones et les enregistrements. Il raconte avoir posé des micros pour espionner les conversations de sa propre famille. Dans la scène du rêve, il puise dans ses souvenirs personnels, sans rapport évident avec le sujet du film. Caul s’adresse à Ann, voudrait la prévenir, lui dit qu’il a eu la polio à l’âge de 5 ans, qu’il a été immobilisé six mois (exactement ce qui est arrivé au jeune Coppola), ce dont elle se contrefiche. Il n’a plus qu’à se réveiller pour se rendre compte que la call-girl est partie à son tour. Le réalisateur croit maîtriser l’histoire qu’il raconte, mais son double le trahit. Alors qu’on lui a dérobé tous ses secrets, Caul se rend coupable de dévoiler des secrets des autres. Le réalisateur n’agit pas autrement, puisqu’après tout, un film peut, lui aussi, s’analyser comme un système clos de surveillance optique et auditive. Dans une interview, Coppola explique que ce qu’il préfère dans son travail, ce sont les films personnels. Conversation secrète en est un, c’est peut-être même un de ses films les plus personnels par opposition aux Parrains qui sont des grosses machines cinématographiques9. Le plus personnel du film, le plus méta-cinématographique, est la dimension du secret – les faux secrets dévoilés et les vrais secrets restés cachés. Si le réalisateur a introduit dans le film une authentique confession catholique, la confession d’un homme pour un crime qu’il n’a pas commis, c’est qu’il voulait lui-même se confesser.

  1. Parmi les allusions à Blow Up, on peut mentionner le plan-séquence qui ouvre le film avec un mime qui empêche Harry Caul de passer – renvoi à la célèbre séquence des mimes qui ferme le film d’Antonioni. ↩︎
  2. Interprété par Gene Hackman. Le nom de départ était Call, mais à la suite d’une erreur de transcription, il est devenu Caul, un mot qui désigne en anglais la membrane amniotique qui enveloppe un foetus. ↩︎
  3. Depuis cet événement, il n’est pas revenu sur la côte Est. ↩︎
  4. Interprété par John Cazale, qui mourra en 1978 à l’âge de 43 ans, juste après le tournage de Voyage au bout de l’enfer (Michael Cimino, 1979). ↩︎
  5. La meilleure façon de dissimuler une conversation est de la mêler à d’autres conversations dans une foule. ↩︎
  6. Comme Harry Caul, les visiteurs du Watergate ont prétendu ne pas être personnellement impliqués dans l’écoute, et comme Harry Caul, ils ont finalement été reconnus coupables. ↩︎
  7. On ne peut pas reconstituer, en voyant le film, la façon dont il est tué. ↩︎
  8. Sa logeuse a une clé de son appartement, son client connait son numéro de téléphone pourtant sur liste rouge, il se fait piéger par un micro dissimulé dans un stylo. ↩︎
  9. La série des Parrains a été produite par la Paramount, tandis que pour Conversation secrète, Copolla est passé par sa propre société de production, American Zoetrope. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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