L’Enfer (Henri-Georges Clouzot, 1964, Claude Chabrol, 1994, Serge Bromberg, 2009)

Axiome de Clouzot : « Ayant un droit d’emprise sur tous les éléments d’un film (personnes et choses), j’ai aussi le droit souverain, inaliénable, de le·s mettre à mort »
Il est toujours risqué de commenter un film qui n’existe pas, qui n’a jamais été achevé, et dont on ne peut se faire une idée qu’à travers des archives, des textes, des rushes, des récits, des témoignages et deux autres films conçus à partir de ce matériau mais sortis des décennies plus tard, L’Enfer de Claude Chabrol en 1994 et L’Enfer de Clouzot de Serge Bromberg en 2009, un documentaire élaboré à partir des 185 boîtes de films qui étaient restés invisibles pendant un demi-siècle1. Je vais pourtant tenter cette gageure, à partir de ces réincarnations et d’autres. Dans le film inachevé de Clouzot, le personnage Marcel Prieur, interprété par Serge Reggiani, confond l’amour avec la possession. Il croit aimer Odette, son épouse interprétée par Romy Schneider, mais il finit par lui rendre la vie impossible, et même la tuer. Il en va de même dans le film de Claude Chabrol pour la relation entre Paul (interprété par François Cluzet) et Nelly (interprétée par Emmanuelle Béart). Mais tandis que Chabrol, réputé l’un des initiateurs de la Nouvelle Vague, produit un film de facture classique, peu ambitieux dans la forme, Clouzot suit une toute autre voie en recherchant à tout prix l’ultime singularité, une forme plus que moderne, hyper moderne. Son exigence n’a pas de limite, jusqu’au point où il finit par tout abandonner. Qu’est-ce qui l’a conduit à en arriver là, quelle est la tension interne qui a abouti à ce résultat ? Sur le plan factuel, on pourrait parler d’une histoire d’amour et de jalousie : amour du cinéma et jalousie à l’égard d’autres réalisateurs, par exemple Fellini pour Huit et Demi sorti l’année précédente, en 1963, d’Antonioni après L’Eclipse (1962), voire de Jean-Luc Godard après Le Mépris (1962). Ce qu’il a voulu faire et qui s’est révélé infaisable restera à jamais inconnu, mais l’on peut s’en approcher en gardant à l’esprit son film suivant, le dernier (La Prisonnière, 1968), vraiment testamentaire, et l’un de ses films précédents réalisé avant La Vérité(1960) : Les Espions (1957), une œuvre très étrange elle aussi. Mais pour répondre à l’énigme de cet inachèvement, le plan factuel ne suffit pas.
Le tournage qui commence en juillet 1964 est précédé par une préparation détaillée, quasi obsessionnelle. Pendant plus de six mois, une équipe de décorateurs se réunit dans une chambre de l’hôtel Georges V pour mettre au point le découpage technique, les dispositifs de tournage et l’ « opération des images »2. Un premier scénario raconte une histoire de jalousie assez simple, presque banale, que Chabrol utilisera en 1994 pour son film – mais Clouzot ne peut pas en rester là. Malgré les très nombreux dessins préparatoires (356 dit-on), il est remplacé par un deuxième, puis un troisième scénario auxquels s’ajoutent d’innombrables adjonctions de Clouzot lui-même ou de ses collaborateurs, qui ne s’inscrivent dans aucun scénario préalable. Débordant le travail méthodique auquel Clouzot était attaché, multipliant les prises pour des scènes déjà tournées, aggravant les retards par des improvisations inattendues, il laisse une grande partie du personnel tourner à vide, avant de finir en perte de contrôle totale. Quel rapport y a-t-il entre ce destin du film et son contenu ? Le jaloux a la passion de contrôler absolument une femme. Il la suit, la surveille, essaie de comprendre ce qu’elle fait, mais plus il multiplie les précautions, plus il trouve d’indices pour l’accuser, et moins il comprend qui elle est, comment elle fonctionne. Il finit par ne plus rien contrôler, dans un délire dissocié de la réalité. Il tue sa femme, comme Clouzot tue le film. Tout se passe comme si, en perdant le contrôle de son propre projet, le réalisateur mettait en œuvre le délire de son personnage.
Ce qui ressemble à un fantasme de maîtrise, de possession, est contrebalancé par un souci inverse : faire sentir au spectateur les troubles du personnage principal, les altérations de sa vision, les déformations de sa perception, les distorsions de son audition. Il faut pour cela que la couleur3 et le son soient eux aussi altérés, déformés, distordus. C’est là peut-être que la tension est la plus forte, car Clouzot en recherche une figuration artistique. Il faut qu’il s’inspire des artistes qu’il juge à son niveau, Picasso, Vasarely, de l’art cinétique – pour lequel il engage Joel Stein et Jean-Pierre Yvaral, de la musique électroacoustique de Bernard Parmegiani ou de Karlheinz Stockhausen. Il met au point avec Eric Duvivier4 l’héliosphère pour les effets d’éclairage. Les troubles mentaux sont-ils solubles dans l’art de l’époque ? Il accumule une quantité d’images telle qu’il ne sait plus quoi en faire. Le film conçu à Tahiti dans un moment dépressif5, dont il se disait qu’il allait révolutionner le cinéma, se désarticule de lui-même.
Clouzot pense avoir un droit absolu sur le film, comme le jaloux qui croit avoir un droit absolu sur sa femme. Ce sentiment de toute-puissance s’appuie sur des ressources financières et humaines apparemment illimitées : accord de la Columbia pour accroître constamment le budget6, recrutement de trois chefs opérateurs7 et trois équipes de tournage, 150 techniciens pour les décors et les extérieurs, nombreux artistes sollicités dans tous les domaines8. Dans le prolongement de sa pratique habituelle, il se croit autorisé à pousser à bout les acteurs, les maltraiter, voire les torturer. Le pouvoir souverain qu’il croit détenir va jusqu’à la peine de mort. Elle s’applique, bien sûr, au film, mais aussi (surtout) aux femmes. Le film ne peut se terminer que sur un sacrifice de femme, comme dans Les Diaboliques (mort par crise cardiaque de Christina c’est-à-dire de Vera, la propre femme du réalisateur), La Vérité (suicide de Dominique, incarnée par la plus symbolique des actrices, Brigitte Bardot), la Prisonnière (accident mortel de Josée, qui sur son lit de mort reste amoureuse de Stanislas Hassler, alter ego du réalisateur). La toute-puissance absolue du réalisateur se heurte à des limites : ses capacités intellectuelles (il s’avère incapable de diriger tous ceux qu’il a recrutés), la fragilité de son corps (un infractus en plein tournage), la décompensation de Serge Reggiani qui doit être hospitalisé, le vidage du lac de Garabit (Cantal) nécessaire pour la production hydraulique, etc. D’autres limitations techniques et esthétiques apparaissent : pour visualiser les fantasmes, il faut choisir une image dans l’immense production quasi-surréaliste qu’il commande aux meilleurs spécialistes du moment; l’art optique de l’époque ne peut pas être montré tel quel, il faut le créer, se positionner comme artiste. Le cumul des tensions est insoutenable. Ne pouvant céder sur aucune dimension de sa souveraineté, n’acceptant a priori aucun compromis ni aucune transaction raisonnable, Clouzot finit par sacrifier le film, et par extension se sacrifier lui-même. Il constate à ses dépends qu’en voulant contrôler absolument, il ne contrôle plus rien, il acte l’abandon, la mort – un geste qui ne prendra sa pleine signification que par son dernier film, La Prisonnière, dont la date de sortie n’est pas neutre, 1968.
- Quinze heures d’images muettes, non montées. ↩︎
- Il s’agit de mettre le plan en perspective en calculant à l’avance les angles des images. ↩︎
- Y compris en couvrant les acteurs de peinture, de paillettes ou d’huile d’olive, ou en les aveuglant avec des lampes de couleur. ↩︎
- Engagé comme responsable des effets spéciaux. ↩︎
- Il a perdu sa femme Vera en 1960, et se remarie en 1963 avec Inès de Gonzalès/ ↩︎
- C’est Romy Schneider qui lui a présenté le producteur américain Sam Spiegel lors d’une croisière en Méditerranée sur son yacht. Finalement le film aura coûté plus de 5 millions de francs de l’époque aux assurances. ↩︎
- Les plus talentueux du moment : Andréas Winding, Armand Thirard et Claude Renoir. ↩︎
- Clouzot circulait de l’un à l’autre dans une Mercedes décapotable. ↩︎