Vie Privée (Rebecca Zlotowski, 2025)
D’un fantasme encrypté, hypnotique, qui efface les pleurs, on ne peut rien dire ni faire
Le film commence par une série d’événements qui plongent la psychiatre américano-française Liliane Steiner, interprétée par Jodie Foster, dans une crise de larmes inarrêtable, d’autant plus étonnante que cette femme plutôt sèche a peu l’habitude des pleurs. Il y a à cette crise des causes apparentes, sur lesquelles ont peut revenir, et une cause profonde non dite, restée secrète et qui le restera jusqu’au bout – malgré l’arrêt des larmes et la séance d’hypnose qui aura fait remonter une étrange scène de rêve ou de fantasme incompréhensible pour elle-même, et dissociée de tout ce qu’elle croit savoir de sa vie. Dès le commencement du film, les ennuis arrivent en série de manière tellement précipitée que, dans un moment de vide ou de dépression, on comprend qu’elle craque : des jeunes fêtards bruyants qui l’empêchent de travailler, Pierre, un patient qui lui reproche son inefficacité (après des années d’analyse, il n’est pas guéri de son tabagisme), la mort de Paula Cohen-Solal1, autre patiente de longue date, la haine de Simon2, mari de la patiente qui la rend responsable de ce qu’il croit être un suicide, l’irruption de la fille de cette patiente, Valérie3, qui ne croit pas au suicide, un cambriolage suspect, la désapprobation de son superviseur le Dr Goldstein4. Ce n’est pas seulement sa vie quotidienne qui est mise en cause, c’est sa pratique, sa compétence, son honnêteté. Sans montrer d’émotion apparente, elle commence à pleurer et ne peut plus s’arrêter, ce qui la conduit au cabinet de son ancien mari Gabriel5, ophtalmologiste et père de son fils Julien6, dont elle est divorcée. Gabriel écarte toute cause biologique des pleurs, la console comme il peut sans vraiment croire à tout ce qu’elle raconte.
Il est probable que Jodie Foster a imprimé au personnage quelques-uns de ses traits personnels : le sérieux, la rigueur7, voire une attirance pour les femmes. D’autres traits sont plus spécifiques : le doute, le sentiment de culpabilité, le refoulement des émotions, son incapacité à montrer la moindre affection pour son fils ou son petit-fils, la multiplication d’hypothèses plus farfelues les unes que les autres, une certaine naïveté dans les déclarations successives, qui font de la psychiatre un personnage d’autant plus comique qu’elle ignore l’humour et prétend toujours à la rationalité et au sérieux. Mais la principale originalité du film tient à une combinaison singulière entre les pleurs et l’hypnose. Incapable de s’arrêter de pleurer, Lilian finit par consulter Jessica Grangé, une hypnothérapeute dont Pierre dit qu’elle a réussi en une seule séance à lui faire arrêter le tabac. Jessica réussit effectivement (et gratuitement), en une seule séance, à arrêter ses pleurs. En quittant la séance, son souvenir de la transe hypnotique est net : elle s’est vue dans une salle de concert, pendant l’Occupation (une époque où bien entendu elle n’était pas née), jouant d’un instrument aux côtés de sa patiente Paula, sous la direction de Simon chef d’orchestre, et son propre fils Julien intervenant dans le rôle d’un milicien collabo. Elle esquisse dans cette scène un geste d’amour pour Paula. Tout ceci est bien entendu absurde, inattendu pour elle, et surgissant de son inconscient le plus profond (le plus profondément ignoré). Le pire, c’est que cette scène n’est connectée en aucune façon à ce qu’elle sait ou croit savoir d’elle-même.
La suite du film est une parodie de film policier, où Lilian et Gabriel, vieux couple enfin réuni, se lancent à la poursuite du mari suspect Simon, pour aboutir à une toute autre explication de l’énigme posée par la mort de Paula. On connait la règle de l’art du film policier : pas de dénouement sans retournement. Ce dénouement-là aurait pu être remplacé par un autre, cela n’aurait pas changé grand-chose, car l’important n’est pas là. Lilian finit rassurée, la psychanalyse retrouve ses quartiers, Pierre redevenu fumeur avoue l’échec de l’hypnose et reprend ses séances. La psychanalyste prend enfin son petit-fils dans les bras tandis que son fils, surpris, fait un geste d’approbation.
La question centrale du film est celle du rapport entre psychanalyse et hypnose. On sait que Freud avait abandonné l’hypnose non pas pour gagner plus d’argent, comme le prétend l’hypnothérapeute, mais parce qu’il avait constaté, par sa propre expérience, qu’elle était inefficace sur la durée. Le film confirme en partie cette inefficacité, puisque Pierre revient vers le tabac et choisit de poursuivre son analyse. Le résultat est moins net pour ce qui concerne Lilian. Certes elle arrête de pleurer – mais le symptôme ne pouvait que guérir, nul ne peut pleurer continûment jusqu’à la fin de ses jours. Elle se souvient de l’étrange scène fantasmatique vécue dans son moment hypnotique, mais reste incapable de la relier à aucun aspect de sa vie. C’est ici que prend place la question de la crypte8. Ce que la séance d’hypnose a révélé n’est pas un souvenir, puisqu’il se situe hors du temps, c’est un rêve, un fantasme qu’aucune association ne relie à la structure mentale habituelle de Lilian. Qu’elle vive seule, sans son mari, ne prouve pas son attirance pour Paula. Ce genre de souvenir encrypté est inaccessible à la psychanalyse, mais ne concourt pas non plus à faire progresser le patient. Il n’avance pas, mais il pleure. C’est le paradoxe du film, où les pleurs précèdent la séance d’hypnose. Ils en sont la préparation, et aussi la conséquence anticipée. On pleure quand on se trouve devant un problème insoluble, irréparable, que nulle action ne peut modifier, supprimer, ou transformer. C’est le cas du fantasme cryptique : il est tellement enfoui dans les profondeurs de la vie psychique, que s’en rappeler ne résout rien. On ne peut rien en dire, et à partir de son énonciation, on ne peut rien en faire. Étrange paradoxe pour une pratique qui vise explicitement un changement.
- Interprétée par Virginie Efira. ↩︎
- Interprété par Mathieu Amalric, ↩︎
- Interprétée par Luàna Barjami. ↩︎
- Interprété par le grand documentariste Frédéric Wiseman (qui parle ici anglais, alors que son français est parfait). ↩︎
- Interprété par Daniel Auteuil. ↩︎
- Interprété par Vincent Lacoste. ↩︎
- Quand on lui a parlé du rôle, Jodie Foster répondu : “Tu sais, moi, je n’aime pas du tout pleurer à l’écran. Et en plus, je ne suis pas drôle”. ↩︎
- Cf L’écorce et le noyau, Nicolas Abraham et Maria Török, 1978. ↩︎