Last Days (Gus Van Sant, 2005), Cobain, Montage of Heck (Brett Morgen, 2015)

Pris dans une mécanique incontrôlable qui, pour lui, n’était pas un monde, il aura préféré s’en retirer

Ce sont deux films très différents l’un de l’autre : un documentaire construit à partir des archives sur Kurt Cobain auxquelles Brett Morgen a pu avoir accès; une fiction dans laquelle un personnage nommé Blake1qui ressemble à Kurt Cobain vit les derniers jours de sa vie, tels qu’ils sont inventés par l’imagination de Gus Van Sant2. Ils sont différents, incomparables, et pourtant ils se complètent car 1/ Morgen arrête son film sur un écran noir juste avant le moment où Van Sant commence le sien; 2/ le film de Morgen porte sur des faits et des événements connus, tandis que celui de Van Sant porte exclusivement sur les jours non documentés de la vie de Cobain, du 2 au 4 avril 1994, la date de son suicide (s’il s’agissait vraiment d’un suicide) ayant été estimée par le médecin légiste à environ le 5 avril, sans certitude absolue. Avec des moyens différents, les deux films portent sur une énigme : comment se fait-il qu’un jeune homme de 27 ans en pleine réussite, père d’une petite fille qu’il adorait, ait pu décider d’en finir ? (Car même s’il ne s’est pas suicidé, ce qui est improbable, il aura décidé de se retirer). L’hypothèse que je voudrais retenir et développer, à partir de ces films, c’est que l’environnement de Kurt Cobain, pour lui, ne faisait plus monde – c’est-à-dire que le milieu où il évoluait n’était plus, pour lui, vivable ou viable, en tant que monde.

On connait son histoire : né en 1967 à Aberdeen (État de Washington), petite ville pluvieuse peuplée d’ouvriers, de bûcherons et de chômeurs, dévastée par la crise du bois, il a montré très tôt des dispositions pour l’art dont sa famille n’a pris conscience qu’après sa mort (à l’exception peut-être de son grand-père paternel). Déstabilisé par le divorce de ses parents à l’âge de neuf ans, il ne s’est jamais stabilisé : entre son père, sa belle-mère, sa mère, ses grands-parents, divers oncles et tantes, exclu de la plupart des établissements scolaire, l’errance n’a jamais cessé jusqu’à l’adolescence. C’est un enfant qui n’aura pas eu de chez soi, et l’aura cherché jusqu’à la fin de ses jours, sans succès. Dans quel monde vivait-il ? Un monde de musique, de dessins, d’écrits dispersés sur des bouts de papier, de révolte et d’abandon. Quoique solitaire, il se sera toujours montré hyperactif. La paresse, pour lui, est venue avec la drogue. Dans les groupes musicaux qu’il a créés, il a toujours exigé de ses partenaires la régularité, le travail, la présence aux répétitions et l’efficacité. Puisque le monde le rejetait, il allait se créer lui-même un monde – et il s’est trouvé que ce monde-là résonnait avec celui auquel les jeunes de sa génération aspiraient, une convergence énigmatique et déroutante qui reste la marque de ce qu’on a nommé la génération X (nés entre 1965 et 1976) : entre les babyboomers et la génération Y qui accèdent à la maturité au début du 21ème siècle, une génération instable, aux caractéristiques mal connues (le x), bof génération touchée par la précarité, l’instabilité des familles, l’anxiété et l’indétermination du grunge. La question du suicide l’a toujours tourmenté. À 15 ans, il a réalisé en super-8 un court-métrage intitulé : « Kurt commits bloody suicide ». Le choix du titre Montage of Heck pour le documentaire de Brett Morgen est significatif : le mot heck renvoie à hell, un collage audio bricolé par Kurt vers 1987-88 (il avait une vingtaine d’années) fait de cris, de bruits (frottements, grattements, souffles), de contrastes et de distorsions. 

Passons sur les circonstances bien connues de l’énorme succès du groupe Nirvana à l’automne 1991 avec l’album Nevermind, de son mariage avec Courtney Love le 24 février 1992 à Hawaï, de la naissance de sa fille Frances Bean le 18 août 1992, de son addiction croissante à l’héroïne, de son écœurement à l’égard du business dont il est l’une des principales figures, de son hésitation à continuer, et passons directement à sa perte de voix à Munich le 1er mars 1994 et à l’overdose ou tentative de suicide du 4 mars à Rome, de sa dépression, des tensions avec Courtney qui appelle la police, de la saisie d’armes, de médicaments et de drogue. Le 25 mars 1994, Kurt est pris dans une « intervention » organisée par son épouse et des proches : en présence notamment de son ami Dylan Carlson et d’autres musiciens, de représentants de sa maison de disques et de l’ancien manager de Nirvana, Danny Goldberg, il se retrouve dans l’obligation de se soumettre à une cure de désintoxication à l’Exodus Recovery Center de Los Angeles. Ce n’est pas lui qui l’a décidé, il a fait semblant de s’y soumettre, il arrive au centre le 30 mars, s’enfuit le 1er avril, prend l’avion pour Seattle et revient dans sa maison du 171 Lake Washington Boulevard proche du lac du même nom. On en arrive aux journées non documentées du 2 au 4 avril où Kurt recherche la solitude et n’est aperçu que sporadiquement par ses proches. Il est ensuite retrouvé mort d’un coup de fusil Remington M11 dans la bouche, dans la pièce au-dessus du garage ou du jardin d’hiver où il aimait s’isoler. La partie manquante est inventée par Gus Van Sant; c’est cette invention que nous analysons où Kurt est remplacé par un certain Blake qui lui ressemble, tandis que nous ignorons tout des faits et gestes du chanteur pendant ces quelques jours. Kurt Cobain aura emporté ses secrets. Il nous en reste le fantôme, trace d’une libre interprétation.

Le film joue sur le contraste entre d’un côté les manifestations sociales qui continuent autour de Blake, et d’un autre côté sa vie intérieure, l’épuisement qui gagne :

  • vie sociale : le téléphone qui sonne (peut-être sa femme, sa fille), des amis qui dorment dans un lit (un certain Scott avec une Asia3 qui se promène fesses nues), d’autres amis invités ou pas (Nicole et Luke), un spécialiste marketing qui l’interroge, voudrait lui vendre une prestation, des jumeaux mormons de la Church of Jesus Christ qui finissent par se rendre compte qu’il est incapable de les écouter, le détective nommé par sa femme et un certain Donovan qui semble le terroriser, Luke qui lui demande des conseils et voudrait lui faire écouter une démo, la représentante de la maison de disque qui espère l’emmener, le sortir d’ici, Scott qui s’interpose pour qu’on le laisse tranquille, un jardinier, les fêtards d’une boîte de rock et aussi son chat qu’il nourrit. Tout cela fait pas mal de monde, toute une circulation qui n’a aucun sens pour lui. Parfois il leur répond, parfois il s’enfuit dans la panique.
  • vie intérieure : il marche dans les espaces naturels (la forêt, la rivière, un étang où il s’embourbe), il plonge, il pisse, il nage, il fait du feu, il crie, il marmonne : « J’ai peur. Je ne peux rien faire. Je ne sais pas », « Je le fais, je le fais ». « J’ai perdu quelque chose sur le chemin du lieu où je suis aujourd’hui ». « À qui que ce soit, je me rappelle… ». « Désolé, je suis désolé ». Il chante : « Je suis fatigué, je suis faible. Je pourrais dormir 1000 ans, 1000 rêves me réveilleraient, différentes couleurs faites de larmes… » « J’ai besoin d’elle plus proche »… Tout est confus, il articule à peine, Il cherche un appui, prend une pelle, creuse, se relève, Il s’habille en femme, prend une carabine, semble avoir mal au ventre. Il se maquille, s’accroupit, marche à quatre pattes, s’assied par terre, s’effondre. Il se déshabille, se rhabille, s’en va en courant, médite devant la rivière, joue de la batterie, de la guitare au jamMan, Il arrache une corde de la guitare, articule à peine, jusqu’au moment où il monte au-dessus de la serre vide. Son âme quitte son corps. 

Craignant d’être accusés d’avoir fourni la drogue qu’on retrouvera dans le sang de Kurt, les quatre jeunes s’enfuient à leur tour dans la voiture, prennent l’autoroute.

Le film montre à quel point le chanteur de Nirvana avait perdu contact avec la vie sociale, le monde en général. Pendant deux ans (1992-93), il a été pris dans une mécanique hypersociale où le succès, les concerts, la drogue, l’argent et la presse people étaient indissociables. On assiste dans le film de Gus Van Sant sorti en 20054, tourné une décennie après l’événement, à sa spectaculaire déprise commencée probablement dès 1976 (le divorce). Comment se fait-il que toute une génération ait voulu, comme lui, se mettre à l’écart du monde, à travers des manifestations de masse comme les concerts publics ? On s’interroge jusqu’à aujourd’hui sur la génération X – qui semble s’être effacée, avoir disparu avec lui. De nombreux films, documentaires et reportages, dont celui de Brett Morgen sorti encore une décennie plus tard (2015), sont des symptômes de cette interrogation. Emblème du Club des 27 (les chanteurs morts à l’âge de 27 ans5), Kurt Cobain est allé aussi loin que possible dans le non-monde, mais ce n’était pas suffisant : seule la mort était à la hauteur. Avec l’apparition d’Internet, les générations suivantes trouveront d’autres refuges qui combineront autrement socialisation et désocialisation (les réseaux), sans jamais réussir à réparer l’absolu départ d’un Kurt Cobain.

De nombreux témoins affirment que Kurt cherchait, avant tout, un chez soi. Il se serait suicidé à défaut de trouver le lieu où s’arrêter. Gus Van Sant a répété plus d’une fois que son film n’avait qu’un rapport lointain avec les derniers jours de Kurt, et ne proposait aucune explication à sa mort. Il n’empêche qu’en représentant la maison de Kurt comme une ruine, il fait sentir que pour certains (la génération X), ce monde était ressenti comme inhabitable6. Dans sa lettre d’adieu, le chanteur déclare qu’il ne se sent bien nulle part, pas même dans les concerts. « Parfois j’ai l’impression que je devrais avoir une pointeuse avant de monter sur scène ». Il se sent coupable, mais n’arrive pas à y prendre plaisir, comme si le choix du nom nirvânapour le groupe, qui signifie extinction en sanskrit, avait été prémonitoire. Une musique qui, depuis le départ, aura renoncé à évoquer un monde viable, n’aura jamais cessé de porter la sensation d’un déjà mort.

  1. Interprété par Michael Pitt. ↩︎
  2. Peut-être ce nom de Blake est-il inspiré par William Blake, comme en témoignent quelques images du film. ↩︎
  3. Il s’agit d’Asia Argento. Les autres acteurs gardent aussi leurs prénoms. ↩︎
  4. Il a déclaré en avoir eu l’idée dès 1995. ↩︎
  5. Robert Johnson (1938), Brian Jones (1969), Jimi Hendrix (1970), Janis Joplin (190), Jim Morrison (1971), Kurt Cobain (1994), Amy Winehouse (2011). ↩︎
  6. Elément qui peut se comparer à l’autisme, comme le montre Dominique Chancé dans son article du 19 mai 2005, où elle compare le film de Gus Van Sant à celui de Fernand Deligny, Josée Manenti & Jean-Pierre Daniel Le Moindre Geste (1971). ↩︎
Vues : 1

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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