Adresse à Jack Y. Deel : En-deçà de l’amour courant, conditionnel, peut surgir l’autre amour, l’archi-amour inconditionnel
Tu n’as jamais parlé d’archi-amour. Le mot principe, tu l’as utilisé avec parcimonie, mais on le retrouve sous ta plume dans la liste des principes inconditionnels comme l’hospitalité, la justice, le droit à la singularité, à la préservation du secret. On connait ta méfiance à l’égard de (faux) principes que tu considères comme conditionnels, comme la fraternité ou la solidarité communautaire, qui recouvrent des rapports sociaux marqués par le patriarcat, la violence, le rejet de l’autre. Tu as parfois utilisé le mot éthique, mais tu t’en méfiais également pour les mêmes raisons : il s’agit souvent de préserver la cohésion, l’esprit de corps du groupe. Mais avec d’autres choses bien plus graves (la Gewalt ou violence primordiale, la pulsion de mort, le mal radical), la question de l’inconditionnalité se pose de manière beaucoup plus douloureuse, plus cruelle, hors principes, voire à l’encontre de tout principe éthique. Oui, il arrive des choses incontrôlables qu’aucune cause ne peut justifier, et ce que je nomme ici archi-amour me semble pouvoir être inscrit dans la liste. Ce n’est pas l’amour rassurant, quotidien, c’est un autre amour dangereux, souvent destructeur. On ne peut pas le recommander à la façon d’une injonction ou d’un commandement, mais il arrive qu’on le sollicite, qu’on l’appelle – le genre d’ambivalence qui ne t’aurait pas déplu. Si j’en fais état ici, c’est parce que je n’arrête pas de le rencontrer dans mon objet d’étude, les films. On ne connait pas son nom, mais l’archi-amour revient de tous côtés, avec son cortège de déceptions, de souffrance, de pertes de contrôle, d’épuisement allant jusqu’à la mort. On ne vit pas avec l’archi-amour, on y survit comme après une catastrophe. Pour vivre heureux, sans doute faudrait-il pouvoir le refouler, mais on n’a pas toujours ce pouvoir.