Si je m’intéresse à la déconstruction, ce n’est pas dans un but intellectuel, culturel, philosophique ou même politique, c’est parce qu’elle est déjà là. Nous avons affaire à la déconstruction, et nous devons nous en dépatouiller. Je ne cherche ni à la repérer comme telle, ni à la traquer, ni à la faciliter, ni à la combattre. Non, je cherche autre chose, une réponse, sachant que je ne trouverai pas cette réponse en-dehors d’elle, mais dans son mouvement, à travers elle. L’autre chemin s’ouvre déjà, au bout de ses contradictions, ses tensions, ses discordances. C’est là, en ce lieu, au fond du trou (si j’ose dire), que vient le cinéma. Mon hypothèse, c’est que les réponses sont déjà là, sans qu’on les ait encore découvertes, et comme je ne peux pas les trouver dans les banalités de la vie quotidienne, je les attends des films. Certes, cette attente préexiste aux films, et aussi à l’écriture de ce texte. Il aura fallu que le mot déconstruction et son porteur (celui que, dans ma fiction, afin de pouvoir dialoguer avec lui, j’ai nommé Jack Y. Deel) m’ait été donné à l’avance pour que la démarche soit devenue possible. Il aura fallu que je renonce à découvrir des éléments de réponse dans mon environnement et même dans les mondes déjà constitués, que je me mette en quête d’une autre lecture, d’une autre interprétation, dont la première caractéristique, numéro 1, c’est qu’elle met l’initiative du côté des films (je sais qu’il n’y a pas que les films, mais il se trouve qu’ils sont mon terrain d’action, de réflexion). La réponse ne vient de personne, ni des réalisateurs, ni des producteurs, ni des acteurs, ni même des spectateurs, elle se donne dans les films qui mettent en œuvre des mondes, des cinémondes. Il faut les entendre, les voir, et comme mon hypothèse est indémontrable, j’en viens au fait. J’ai choisi de m’interroger pour commencer sur un film signé Woody Allen, sorti en 1980 : Stardust Memories. Peut-être est-ce qu’en entrant en rapport avec lui (le film), je vous convaincrai de la pertinence de ma démarche. Stardust Memories se termine par une scène où, après la projection de son film, Sandy Bates (interprété par Woody Allen) revient dans la salle de cinéma vide de spectateurs. Il range ses lunettes de vue, ramasse les lunettes de soleil qu’il a oubliées, se tourne longuement vers l’écran blanc et, les mains dans les poches, il sort pas à pas, avant que les lumières ne s’éteignent. Tout est à recommencer. Voilà ce qui nous arrive après que Sandy ait remis en question ce qui fait de lui un réalisateur. Arrivé par un double train, circulaire, qui conduit à une décharge, il n’est sûr de rien. On le félicite pour les films comiques qu’il ne voudrait pas faire, mais qu’il fait quand même. Il hésite entre plusieurs femmes qui toutes se moquent de lui et prétendent à la fin n’avoir jamais été présentes. Il multiplie les autographes, mais ce n’est pas lui qui signe, c’est une machine commandée par les studios. Il s’occupe d’enfants qui ne sont pas les siens, se fait arrêter pour un acte qu’il n’a pas commis. Il est une star, mais habite à l’hôtel Stardust, poussière de star. Pas étonnant qu’il meure en plein milieu du film – puisque ce n’est pas vraiment de lui qu’il s’agit, et qu’en outre le mort peut être vivant et le vivant peut être mort. Il n’arrive pas à se défaire d’une culture juive qui n’est pas la sienne, ne plait aux autres que s’il les fait rire alors qu’au fond lui-même est fondamentalement triste, immuablement sérieux1. Un éléphant passe, sa voiture tombe en panne, il ne cesse d’avouer ses mensonges mais précise que ce n’est pas lui qui avoue. Il ridiculise les acteurs mais multiplie les regards caméras impressionnants de Charlotte Rampling qui plante ses yeux dans les nôtres, non sans une certaine cruauté. Il ne peut compter que sur une créature extra-terrestre, mais n’en tient aucun compte. Alors c’est ça, direz-vous, l’ouverture des mondes permise par la déconstruction ? Il n’est pas nécessaire de croire au brouillage des identités pour libérer la fiction, d’ailleurs le réalisateur n’y croit pas, et toi non plus2. Comme le montre la dernière scène, il s’agit de créer la possibilité d’un écran blanc. Pour Sandy Bates, c’est une invitation à l’autre film à venir, mais chacun en fait ce qu’il veut.
Sans doute d’autres films pourraient nous conduire à des conclusions analogues, ou différentes. Prenons par exemple, parmi les plus classiques, Huit et demi, de Federico Fellini (1963), Stalker d’Andreï Tarkovski (1979), L’homme à la caméra de Dziga Vertov (1929) ou plus récemment White Noise de Noah Baumbach (2022). Chacun de ces films a sa façon d’ouvrir l’écran blanc : par contenu direct ou indirect, par ses incohérences, des détails, des fragments, voire des bizarreries pour lesquelles ont peut proposer un nom. J’en propose une série, dans ce texte, par exemple : arkhè, pharmakon, brouillage, abyme, différance, parergon, limite, aporie, supplément, etc. Cela peut arriver (ou pas) dans chaque film ou dans n’importe quel film. Il m’a semblé préférable, pour des raisons de fond et aussi de forme, de présentation, de poursuivre l’analyse à partir de ces différentes rubriques (ou sous-catégories, dans le vocabulaire du web), plutôt que d’emblée, frontalement. La déconstruction n’est pas un thème, c’est un mouvement informel.
- Point commun avec Buster Keaton ou Charlie Chaplin. ↩︎
- Le seul film où Woody Allen fait explicitement allusion à la déconstruction, Deconstructing Harry, date de 1997 – mais toute son œuvre en est affectée. ↩︎