Camille Claudel 1915 (Bruno Dumont, 2012)
Ce qui fait la beauté irremplaçable du film et aussi sa faille, c’est que rien ne transpire du secret.
C’est un film d’une honnêteté scrupuleuse, qui s’éloigne le moins possible des sources d’information disponibles : la correspondance de Camille Claudel, celle de son frère, les opinions des médecins, l’iconographie d’époque sur l’asile de Montdevergues où Camille a été internée. Tous les participants au tournage se sont impliqués, ils se sont engagés dans leur singularité, leur personne. D’abord Juliette Binoche qui a mis en jeu sa fragilité, son instabilité, ses défaillances, ses hésitations, sa pratique de la peinture, son inconscient (avec la « coach » qu’elle a choisi), qui a improvisé sur le langage de Camille, sans maquillage ni répétitions. Bruno Dumont par sa précision scrupuleuse, son attention aux détails, la subtilité de son montage, son souci de ne trahir aucun des acteurs. Les infirmières, les patientes de l’hopital, ces « handicapées mentales » qui ont joué leur propre rôle – après avoir donné leur accord, sans trop savoir ce à quoi elles contribuaient. Jean-Luc Vincent qui incarne un Paul Claudel qu’il connaît parfaitement, en normalien et agrégé de littérature qu’il est.
A quoi conduisent ces efforts? A sceller au plus profond le secret de Camille (la Camille fictive de Juliette Binoche et aussi l’autre, celle de 1915, disparue en 1943). On peut deviner les mécanismes mentaux de Paul, mais Camille reste absolument mystérieuse. Ce film tourné juste un siècle après l’événement ne cherche pas à expliquer, à comprendre. Pourquoi cette artiste célèbre refuse-t-elle de se remettre à la sculpture qui lui aurait peut-être permis de retrouver les contacts à l’extérieur qui lui étaient interdits ? Pourquoi est-il absolument exclu pour elle de travailler en-dehors de son atelier parisien du quai de Bourbon, qui n’existe plus ? Pourquoi vit-elle encore avec la crainte panique que Rodin ne lui dérobe ses idées ? Pourquoi ses fantasmes de persécution et d’empoisonnement la suivent-ils en ce lieu reculé, où personne ne lui en veut ? Qu’est-ce qui la pousse au ressassement, à la répétition émotionnelle ? Les psychiatres ont toujours une réserve de mot pour tenter d’excuser leur ignorance : paranoïa.
Pour rendre cinématographiquement une « subjectivité » inaccessible, Bruno Dumont use des moyens techniques dont il dispose : longs monologues, retardement du contre-champ par rapport au champ, flottements, mouvements de caméra, travail du montage, etc…. De ces moyens qui après tout ne sont qu’une mise en scène, il ne ressort qu’une terrible solitude et un peu de sainteté. Le reste nous échappe. Il y a du respect dans cette distance maintenue, ce mutisme implicite, et inversement il y aurait eu de la trahison à vouloir expliquer ou justifier le comportement de la vraie Camille. Tout se passe comme si, incapable de se laisser elle-même entraîner par la folie, Juliette (l’actrice) avait renoncé à jouer Camille. Ses pleurs et ses supplications habitent l’écran, et nous laissent devant un abîme. La vraie folie de Camille Claudel restera pour toujours un secret – à moins qu’un autre réalisateur, une autre actrice ne réussissent à trouver les ressorts d’une réinvention.
Mais de cet effort inabouti, et justement à cause de son inaboutissement, à cause du silence préservé d’une femme inconnue, il reste un film fascinant. En préservant absolument le mystère de Camille, Bruno Dumont a réalisé un film d’une beauté époustouflante. Qu’est-ce qui fait cette beauté ? Il y a bien sûr celle des paysages, celle de l’actrice (son visage et le souvenir de celui de la Camille disparue), celle des lieux clos, de la chambre, du réfectoire, du jardin, celle des infirmières et l’étrange beauté des « handicapées mentales ». Mais tout cela, même ajouté bout à bout, ne suffit pas. Il faut ajouter autre chose qu’on peut présenter soit comme une défaillance, un échec, soit comme un coup de génie. Car dans le film, malgré l’immense qualité de Juliette Binoche, on ne voit qu’un jeu, un artefact. Malgré tous ses efforts de mimétisme ou d’identification, on ne la prend jamais pour la vraie Camille Claudel. Même quand elle récite ses vraies lettres, même quand elle dit ses vrais mots, on n’a jamais l’illusion qu’il s’agit d’une autre personne que Juliette Binoche, l’actrice. Quelque chose empêche ou interdit qu’elle s’incorpore la Camille de 1913, cette adolescente prolongée si insupportable dont sa propre mère et sa propre soeur et son propre frère se sont débarrassés une petite semaine après la mort d’un père qui la protégeait. La sage Juliette ne s’efface pas devant l’intolérable Camille, et pour cause : elle ne peut pas trahir un secret qu’elle ne connaît pas.
Au fond, Juliette Binoche et Bruno Dumont sont bornés par le cadre rigide qu’ils ont eux-mêmes instauré. Il aurait fallu qu’ils inventent de toutes pièces une autre Camille qui aurait vraiment eu cet air fou et dérangé que ses proches ne supportaient pas. Mais ils sont trop honnêtes, peut-être trop timorés, pas assez aventureux pour cela. C’est un film trop proche des sources, trop réaliste pour approcher du vrai.
C’est un film d’une honnêteté scrupuleuse, qui s’éloigne le moins possible des sources d’information disponibles : la correspondance de Camille Claudel, celle de son frère, les opinions des médecins, l’iconographie d’époque sur l’asile de Montdevergues où Camille a été internée. Tous les participants au tournage se sont impliqués, ils se sont engagés dans leur singularité, leur personne. D’abord Juliette Binoche qui a mis en jeu sa fragilité, son instabilité, ses défaillances, ses hésitations, sa pratique de la peinture, son inconscient (avec la « coach » qu’elle a choisi), qui a improvisé sur le langage de Camille, sans maquillage ni répétitions. Bruno Dumont par sa précision scrupuleuse, son attention aux détails, la subtilité de son montage, son souci de ne trahir aucun des acteurs. Les infirmières, les patientes de l’hopital, ces « handicapées mentales » qui ont joué leur propre rôle – après avoir donné leur accord, sans trop savoir ce à quoi elles contribuaient. Jean-Luc Vincent qui incarne un Paul Claudel qu’il connaît parfaitement, en normalien et agrégé de littérature qu’il est.
A quoi conduisent ces efforts? A sceller au plus profond le secret de Camille (la Camille fictive de Juliette Binoche et aussi l’autre, celle de 1915, disparue en 1943). On peut deviner les mécanismes mentaux de Paul, mais Camille reste absolument mystérieuse. Ce film tourné juste un siècle après l’événement ne cherche pas à expliquer, à comprendre. Pourquoi cette artiste célèbre refuse-t-elle de se remettre à la sculpture qui lui aurait peut-être permis de retrouver les contacts à l’extérieur qui lui étaient interdits ? Pourquoi est-il absolument exclu pour elle de travailler en-dehors de son atelier parisien du quai de Bourbon, qui n’existe plus ? Pourquoi vit-elle encore avec la crainte panique que Rodin ne lui dérobe ses idées ? Pourquoi ses fantasmes de persécution et d’empoisonnement la suivent-ils en ce lieu reculé, où personne ne lui en veut ? Qu’est-ce qui la pousse au ressassement, à la répétition émotionnelle ? Les psychiatres ont toujours une réserve de mot pour tenter d’excuser leur ignorance : paranoïa.
Pour rendre cinématographiquement une « subjectivité » inaccessible, Bruno Dumont use des moyens techniques dont il dispose : longs monologues, retardement du contre-champ par rapport au champ, flottements, mouvements de caméra, travail du montage, etc…. De ces moyens qui après tout ne sont qu’une mise en scène, il ne ressort qu’une terrible solitude et un peu de sainteté. Le reste nous échappe. Il y a du respect dans cette distance maintenue, ce mutisme implicite, et inversement il y aurait eu de la trahison à vouloir expliquer ou justifier le comportement de la vraie Camille. Tout se passe comme si, incapable de se laisser elle-même entraîner par la folie, Juliette (l’actrice) avait renoncé à jouer Camille. Ses pleurs et ses supplications habitent l’écran, et nous laissent devant un abîme. La vraie folie de Camille Claudel restera pour toujours un secret – à moins qu’un autre réalisateur, une autre actrice ne réussissent à trouver les ressorts d’une réinvention.
Mais de cet effort inabouti, et justement à cause de son inaboutissement, à cause du silence préservé d’une femme inconnue, il reste un film fascinant. En préservant absolument le mystère de Camille, Bruno Dumont a réalisé un film d’une beauté époustouflante. Qu’est-ce qui fait cette beauté ? Il y a bien sûr celle des paysages, celle de l’actrice (son visage et le souvenir de celui de la Camille disparue), celle des lieux clos, de la chambre, du réfectoire, du jardin, celle des infirmières et l’étrange beauté des « handicapées mentales ». Mais tout cela, même ajouté bout à bout, ne suffit pas. Il faut ajouter autre chose qu’on peut présenter soit comme une défaillance, un échec, soit comme un coup de génie. Car dans le film, malgré l’immense qualité de Juliette Binoche, on ne voit qu’un jeu, un artefact. Malgré tous ses efforts de mimétisme ou d’identification, on ne la prend jamais pour la vraie Camille Claudel. Même quand elle récite ses vraies lettres, même quand elle dit ses vrais mots, on n’a jamais l’illusion qu’il s’agit d’une autre personne que Juliette Binoche, l’actrice. Quelque chose empêche ou interdit qu’elle s’incorpore la Camille de 1913, cette adolescente prolongée si insupportable dont sa propre mère et sa propre soeur et son propre frère se sont débarrassés une petite semaine après la mort d’un père qui la protégeait. La sage Juliette ne s’efface pas devant l’intolérable Camille, et pour cause : elle ne peut pas trahir un secret qu’elle ne connaît pas.
Au fond, Juliette Binoche et Bruno Dumont sont bornés par le cadre rigide qu’ils ont eux-mêmes instauré. Il aurait fallu qu’ils inventent de toutes pièces une autre Camille qui aurait vraiment eu cet air fou et dérangé que ses proches ne supportaient pas. Mais ils sont trop honnêtes, peut-être trop timorés, pas assez aventureux pour cela. C’est un film trop proche des sources, trop réaliste pour approcher du vrai.