Le monde s’en va, il faut œuvrer
LE MONDE S’EN VA
Le point de départ est un sentiment de déréliction, de perte, d’abandon. Jack Y. Deel devait le ressentir lui aussi, quand vers la fin de sa vie il a commenté avec insistance une phrase d’un poème de Paul Celan : Die Welt ist fort, ici muss dich tragen. Je l’ai lue et relue, traduite par Jean-Pierre Lefebvre (Le monde est parti, il faut que je te porte) et par d’autres, commentée et recommentée, et puis je l’ai laissée se déployer. Le monde est parti, il nous fait défaut, il s’en va, etc., inutile d’insister, la thématique est partout, dans la vie et dans mes objets d’étude, les films, il n’est pas nécessaire de la démontrer, elle s’impose d’elle-même. C’est un sentiment général, un topos, une banalité.
IL FAUT ŒUVRER
Ce qui compte vraiment dans la phrase de Celan, ce n’est pas la première partie constative, c’est la seconde partie : Il faut que je te porte. Il me semble que toute la philosophie de Jack Y. Deel, depuis le premier jour ou presque, y est incluse. Je ne vais pas la commenter ici, dans cette introduction, j’essaierai de la mettre à l’épreuve ailleurs, à partir des films qui, à leur tour, la portent. Ce que je voudrais dire, dès maintenant, pour que le lecteur ait une idée de ma démarche, c’est qu’après moult retournements, j’en suis arrivé à une autre formule, une autre phrase, qui ne contredit pas celle de Paul Celan mais à mon avis la supplémente ou l’enveloppe : Le monde s’en va, il faut œuvrer. Œuvrer, c’est aussi porter l’autre – car l’expression Il faut est large, ouverte : il faut que tu œuvres, qu’il œuvre, qu’ils œuvrent, que nous œuvrions, que vous œuvriez, et que moi aussi, pour autant que j’y arrive, j’œuvre. Cette démarche n’est pas nouvelle, on la trouve chez nombre d’auteurs y compris Jack Y. Deel, quoique parfois sous d’autres vocables moins courants ou moins ambigus que celui de l’œuvre, par exemple le pas au-delà. Pour ma part, je choisis de conserver cette notion d’œuvre, de la mettre en avant. Telle est la perspective, l’horizon de mon travail.
Dans cette démarche, la place du cinéma repose sur un postulat : Il y a de l’œuvrance. Il est rare, voire très rare, dans la vie courante, qu’on fasse œuvre – et c’est rare aussi au cinéma : les clichés sont légion, les pitchs se ressemblent, les dits films de genre se calibrent à l’identique, certains styles ou rythmes s’imposent, la pression industrielle, financière, sociale, pousse au film commercial, etc etc. Néanmoins, dis-je, dans notre temps, c’est là que ça œuvre le plus. Il n’y a pas que là, il y a aussi l’art (les autres arts), la pensée, la philosophie, la recherche historique, la littérature, etc., mais la singularité du cinéma, c’est qu’il se situe au croisement de ces champs. De plus en plus souvent la peinture ou le théâtre s’y réfèrent, la littérature s’y modèle, les différents champs de la pensée y trouvent des matériaux ou des sources. J’ai donc pris le parti d’écouter les films, de les entendre, de les laisser résonner en moi pour donner créance à ce que je nomme l’œuvrance– un néologisme peut-être assez fumeux, mais je n’en ai pas trouvé d’autre.
Œuvrance et aimance
Il est souvent question d’amour dans les films, un amour ambigu, tragique, le plus souvent contrarié. Certes on trouve sur le marché du cinéma des films purement romantiques, des romances, comme il y a des romans de gare et des feelgood movies, mais les réalisations les plus connues, impressionnantes, significatives, les plus mentionnées, citées, les plus revues ou imitées, témoignent des tensions, des échecs, des catastrophes ou des effondrements liés à cette question de l’amour. L’amour conjugal est ennuyeux, tandis qu’un amour passionnant ou passionné bouscule, renverse, démoralise ou détruit. J’ai nommé archi-amour le facteur déstabilisant qui vient de très loin, d’un lieu le plus souvent inconnu, transmuter ou transformer l’amour en tout autre chose parfois peu avouable. Il y a d’autres noms : les pulsions érotiques, sexuelles, parfois unificatrices et parfois violentes, cruelles, la pulsion d’emprise et l’emprise elle-même, aujourd’hui souvent dénoncée, la pulsion de mort qui, au bout du compte, est le véritable résultat de l’amour à travers le cycle de vie. Il y a aussi la compassion, l’amitié, la fraternité ou la solidarité. Tout cela, selon moi, est indissociable. J’essaie de trouver un terme, un mot pour le regrouper, et je n’y arrive pas, peut-être parce que c’est aussi, intrinsèquement, hétérogène, c’est un faisceau d’incompatibilités qui à la fois tient ensemble (communauté) et dissocie (destruction). N’ayant pas d’autre mot, je m’arrête à celui d’aimance, amour et archi-amour confondus. Il me semble que Freud a eu l’intuition de cet ensemble, mais lui non plus n’a pas cherché un mot unique pour le nommer1. Lacan et Derrida s’en sont approchés, en omettant me semble-t-il tous deux un aspect essentiel, rudement sexuel – Lacan en raison de son formalisme scientiste, structuraliste, Derrida en raison de son rejet du désir qu’il identifiait à la métaphysique. Mais sans sexuel, l’ensemble dont je parle ne tient pas. C’est par le sexuel que ça fait monde. Le constat de la perte de monde – Die Welt ist fort – est aussi le constat de la perte du lien indissociable entre Eros et Thanatos2 – qui ne peut être que sexuel. Pour que ça fasse monde, il faut que ces pulsions s’incarnent en se liant. Si elles se délient, se détachent les unes les autres, ça ne fait plus monde. Pour que ça (re)fasse monde, il faut que se (re)déclare, inconditionnellement, un autre type de nouage.
- Il me semble que s’il fallait, freudiennement, le regrouper en un mot, ce serait Todestriebe. ↩︎
- À ce sujet Lacan évoque la déliaison et Derrida la déconstruction, tous deux envisagent une forme ou une autre de réparation, par les nœuds ou par la justice. ↩︎