La croyance en l’identité met le sujet dans la dépendance absolue, mystique, de l’autre
On peut dire « je », parler de soi-même en tant qu’individu, on peut se représenter soi-même comme une personne, un moi, sans mettre en avant ce mot, identité, ce mot embarrassant, réducteur, qui laisse entendre que je pourrais savoir moi-même en quoi je consisterais, quelles seraient mes références, mes caractéristiques, mes traits d’identification qui permettraient de me définir, rendre transparent pour autrui ce que je suis. En refusant ce mot, en l’évitant, je revendique mon irréductibilité. Certes j’ai des affiliations, par exemple à un ou des groupe(s), une ou des communauté(s), tel ou tel lien social, mais ces affiliations ne sont pas des appartenances. Je n’appartiens à personne et personne ne m’appartient, et les lieux où j’interviens, où je passe, sont variables, complexes, ils ne sont pas identiques à eux-mêmes. Je dis cela pour moi, mais je n’ignore pas que d’autres peuvent m’assigner une identité. C’est une tendance générale à laquelle je peux difficilement échapper. Il y a toujours un autre, des autres, qui me voient à travers ces pseudo-identités que parfois je ne connais même pas, qui lui appartiennent à lui, mais pas à moi, et en outre il y a des gens qui eux-mêmes se voient à travers ces identités. Ces personnes se croient autonomes mais, de fait, elles attendent de l’autre ou des autres qu’il(s) le/la définisse(nt). Cela vaut pour toutes sortes de liens et d’affiliations, y compris de genre, de goût, de culture (au sens large) ou de préférences.
Ce mécanisme intervient dans le rapport à autrui et aussi dans celui qu’on peut entretenir à son propre corps. En témoignent trois films sélectionnés à Cannes la même année (2024) où une femme se définit avant tout par la mise en valeur de son corps sexué : Anora réalisé par Sean Baker, The Substance réalisé par Coralie Fargeat et Diamant Brut réalisé par Agathe Riedinger. Les trois femmes n’ont pas d’autre identité que celle qui passe par le jugement et l’action d’autrui : le jeune oligarque (Anora), la start up anonyme (The Substance), les followers ou la directrice de casting (Diamant Brut), et dans le même temps toutes trois ont pour but de mettre en valeur, par tous les moyens, leur personnalité, leur singularité, leur identité. C’est l’aveu que celle-ci n’a pas de contenu autonome. Elle n’est que la projection en soi du regard et de la parole d’autrui. Quels que soient sa volonté, son courage, son audace, sa détermination, on ne peut pas à la fois revendiquer la souveraineté et l’identité.