On ne peut pas se passer de cadres, de délimitations, mais on peut jouir de leurs diffractions, excroissances et disséminations parergonales
Nous ne pouvons pas vivre sans cadres, délimitations, frontières, cloisonnements, sans lesquels il n’y aurait pas de paix, de tranquillité, de sécurité. Il nous faut des portes et des fenêtres, des lois, des systèmes de protection, des institutions, des territoires, des armées, des polices, des psychologues, des écoles, etc. Mais plus nous sommes protégés, plus nous sommes encadrés, plus les contradictions s’accumulent sur ces systèmes de protection. On peut les ressentir comme menaçants, violents, castrateurs, ou au contraire on peut leur reprocher d’être insuffisants, inefficaces, instables. Les frontières ne sont pas mortes, elles vivent, changent, se transforment, elles peuvent être défendues ou contestées. C’est cette plasticité qui les rend parergonales, dans le sens que la déconstruction donne à ce mot. Un parergon n’est pas qu’un cadre, c’est un dispositif mobile en constante adaptation, qui peut absorber les chocs ou au contraire aggraver les conflits. Un parergon peut s’affaiblir, se dégrader, se morceler, mais il peut aussi s’endurcir, se dessécher, s’ossifier. Nous vivons dans cette dynamique, qui nous affecte à tout moment. Nous pouvons en bénéficier et aussi en souffrir, nous pouvons y trouver des avantages et aussi nous y heurter douloureusement.
Dans de nombreux films, on voit se déployer cette gamme d’interactions. In the Mood for Love (Wong Kar-wai, 2000) est par excellence le film de la sensualité parergonale. Autour d’une relation amoureuse inachevée se multiplient les frôlements, effleurements et attouchements. M. Chow et Mme Chan se rencontrent, se parlent, se confient, mangent et écrivent ensemble, mais n’entrent jamais dans une relation directe, frontale. Le film multiplie les croisements, les rencontres dans les couloirs, les escaliers et les passages étroits, les entrebâillements, les miroirs, il fait proliférer les limites sans jamais les stabiliser clairement, il fait se chevaucher les couples sans véritablement mettre en cause les délimitations conjugales. Dans Le Désert rouge (Michelangelo Antonioni, 1964), Giuliana habite les marges. Sur le chemin qui borde l’usine, dans la boutique vide que son mari lui a procurée, entre les cheminées d’usine, les navires marchands, les tas de déchets, les baraques de pêcheurs, les ouvriers en grève, les marchands de sandwichs bon marché, elle ne s’arrête nulle part, des mondes défilent qui ne sont pas les siens. Il n’y a pour elle ni chez soi, ni altérité où s’enfuir, se réfugier. Elle ne trouve aucun cadre, aucune frontière sur lesquelles s’appuyer, alors elle rase les murs, elle se blottit dans les coins. Quand les parerga envahissent tout un monde, ce monde disparait.