Emprise, jouissance

Il n’y a pas d’emprise sans acquiescement, aussi ambivalent soit-il

L’emprise suppose, du côté de celui qui la subit, un certain degré d’acquiescement, de participation, une certaine attente de quelque chose en retour, une contrepartie. Sans doute le mot consentement, chargé d’autres significations aujourd’hui, est-il inapproprié, mais s’il n’y avait pas un certain degré d’ouverture, d’exploration, une curiosité, un envoûtement, l’emprise n’aurait aucune chance de se mettre en place. Recherche de quoi ? De protection ? De sécurité ? D’initiation ? D’instruction ? D’amitié ? D’approbation ? Ou plus intensément de jouissance, voire d’amour ? Chaque cas est particulier, mais dans tous les cas l’emprise ne peut pas être unilatérale. Elle exige une participation, un croisement des intuitions et des fantasmes qui conduit à écarter l’hypothèse de deux camps dissociés, hétérogènes, d’un côté la victime et de l’autre le coupable (féminin/masculin, il n’y a pas de hasard dans la succession des genres).
L’un des cas les plus purs d’emprise est celui qui a été décrit par Heinrich von Kleist dans sa pièce de 1807-1808 La petite Catherine de Heilbronn ou l’épreuve du feu, reprise en 1980 par Eric Rohmer sous le titre plus simple Catherine de Heilbronn. Dans ce cas la victime se précipite vers son objet, le comte de Strahl, sans que celui-ci n’ait esquissé le moindre geste. Poursuivi en justice par le père qui l’accuse de magie noire ou de sorcellerie, le comte explique avec sincérité qu’il n’y est pour rien, et pourtant c’est lui l’accusé. On apprendra plus tard qu’elle lui était effectivement promise, destinée, mais en attendant l’emprise semble dépourvue de cause et de justification. Catherine poursuit le comte, pieds nus, dormant dans des étables, avec la certitude que justice lui sera rendue. C’est ainsi que, finalement récompensée, elle récupèrera son statut de fille d’empereur. On trouve un cas ressemblant mais exactement inverse dans Senso (Luchino Visconti, 1954) puisqu’après son expérience d’emprise la comtesse Livia Serpieri perd son statut. Elle s’amourache d’un soldat autrichien (ennemi) médiocre dénommé Franz Mahler qui la manipule avec le plus grand cynisme sans lui faire changer d’avis. Ici la victime est vraiment brisée, sans que le coupable soit à la hauteur puisqu’il ne fait que profiter de l’occasion. L’emprise semble dissociée de la réalité, mais conduit la personne (la femme) vers son destin. Ces deux cas extrêmes peuvent nous éclairer sur le comportement de Romy Mathis, PDG d’une entreprise de robotique, qui entre dans une relation ambiguë avec son stagiaire Samuel dans Babygirl (Halina Reijn, 2024). Le point commun avec Senso, c’est que, insatisfaite de sa sexualité avec son mari, elle se laisse dominer par le jeune homme, au risque de voir sa carrière professionnelle sacrifiée. Le point commun avec Catherine de Heilbronn, c’est que même si elle est dominée, c’est que Samuel ne trouve une place qu’à partir de son fantasme à elle. Certes il la manipule, mais il ne pourrait pas le faire si elle ne lui en donnait pas l’occasion. On ne peut pas tomber sous emprise par pure passivité.

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